Si Cynthia Bonsant n’avait pas utilisé le coffre, il ne serait pas grand ouvert, la porte serait rabattue. De même pour l’armoire. Quelqu’un a pris quelque chose ici en toute hâte.
« Bonsoir mesdames et messieurs ! » commence le modérateur face à un public applaudissant à tout rompre. « Nous voulions aujourd’hui parler des services permettant d’améliorer le monde et promettant une vie meilleure à chacun d’entre nous, ces services qui sont sous la lumière des projecteurs depuis la publication d’une vidéo par un groupe d’activistes. En raison des développements récents de cette affaire à New York, nous avons actualisé ce sujet brûlant ! »
Au lieu de l’habituel décor, apparaît derrière l’animateur un immense écran en comparaison duquel Carl et les autres invités semblent des nains. Il est divisé en neuf parties où défilent des extraits d’enregistrements réalisés par des smartglasses ou des caméras de surveillance, ainsi que les reportages des dernières heures, des posts et des photos tirés des réseaux sociaux.
« La journaliste britannique Cynthia Bonsant était censée débattre avec nous de surveillance et de manipulation. Au lieu de cela, elle est traquée à travers tout New York, au vu et au su de tous ! La régie nous a préparé un petit résumé de la journée. »
Intéressé, Carl suit le reportage, un montage réalisé à partir de nombreuses vidéos. Il s’achève sur une horde de gens s’engouffrant dans un trou à la suite de Cynthia Bonsant, formant une sorte d’immense mille-pattes, puis sur des images sombres de sous-sol.
« Mesdames et messieurs, 10 % des habitants de Manhattan portent des smartglasses. Ça fait plus de trois cent mille personnes ! Et chacun, ou presque, possède un smartphone. On assiste là à une course-poursuite en temps réel : qui le premier, la police ou un inconnu, mettra la main sur la journaliste ? »
Sur l’écran, au moins deux dizaines de petites fenêtres où l’on voit des directs du souterrain ne dévoilant, au mieux, que quelques ombres.
« Des milliers de gens à Manhattan utilisent le hashtag #NYCFugitive ! Que vous soyez sous terre ou au-dessus, envoyez-nous tous vos contenus en direct ! Vous pouvez suivre toutes les timelines sur notre page d’accueil. On élargit le sujet de ce soir à l’un des phénomènes les plus marquants de l’époque : la surveillance des autres et de soi-même ! Docteur Syewell, peut-être voulez-vous… » Il se tourne vers le philosophe invité qui, selon Carl, a davantage une allure de rappeur.
« Volontiers, Lyle ! Parlons de surveillance, oui. La question décisive est de savoir si elle est un moyen au service d’une fin, ou un phénomène autonome, comme l’hypocondrie ou le narcissisme. Bien que des cultures entières puissent être concernées, on parle depuis longtemps de sociétés narcissiques, et je parlerais même de sociétés hypocondriaques, qui, entre autres choses, croient pouvoir se protéger de maladies mystérieuses, en vain parfois, en déployant tout un appareil de surveillance et de services secrets. Bien entendu… »
Pourquoi ces gens doivent-ils toujours voir les choses de manière négative ? pense Carl. Il y a tant d’aspects positifs ! Le progrès, c’est confortable.
Tout d’abord, Cyn doit trouver un chemin pour s’extirper de ces canalisations. Chaque fois qu’elle passe sous un puits d’aération, elle gravit les degrés fichés dans le béton, mais les plaques sont trop lourdes, voire scellées, pour qu’elle arrive à les soulever de l’intérieur. Frustrée, elle doit sans cesse redescendre et poursuivre sa quête. Elle a l’impression d’avoir passé une éternité sous terre ; elle a déjà tenté de sortir à douze reprises, en vain. C’est maintenant sa treizième tentative. Les piétons qui passent sur les grilles lui cachent la lumière du jour tant ils sont nombreux. La poussière de leurs semelles tombe sur ses cheveux et dans ses yeux. Elle fait pression de toutes ses forces, avec ses épaules et son cou, contre le métal. Elle la sent qui cède avant qu’un passant ne la fasse retomber, manquant de lui faire perdre l’équilibre. Elle s’accroche et continue sa poussée, sans succès. De colère, elle gravit encore un échelon et recommence l’opération. D’un coup, sa tête est à l’air libre, la grille sonne contre le bitume du trottoir. Entre les jambes qui la heurtent et les pieds qui lui écrasent les doigts, elle parvient à se hisser à la surface et à prendre une grande bouffée d’air. Les passants s’écartent d’elle, certains lui adressent un rapide regard surpris, aucun ne s’arrête. Elle a atterri dans une petite rue, quelques magasins, des immeubles de bureaux, des travaux, des restaurants, des parkings, des hôtels et un théâtre. Elle remet la grille en place, afin que personne ne tombe.
« Que fait-elle là ? » demande l’opérateur du RTCC à son collègue assis à côté de lui. Le logiciel d’analyse des caméras de surveillance vient de transmettre à l’écran les images d’un comportement qu’il a identifié comme anormal. La caméra surveille une portion de la quarante-neuvième rue ouest, non loin de Broadway.
L’opérateur ouvre une autre fenêtre sur son moniteur où apparaissent les trente secondes précédant l’alerte. On y voit la plaque se soulever et une personne mince sortir du trou. Elle ne porte ni l’uniforme d’un technicien de la compagnie des eaux ni la veste d’un ouvrier.
On la voit maintenant debout. L’opérateur fait un zoom. On ne voit que le menton et la bouche sous la casquette.
« Est-ce la journaliste que nous recherchons partout ? » demande son voisin. Il fait apparaître des photos de Cynthia. « Les vêtements sont plus sales, mais je te parie que c’est elle !
— J’envoie des voitures sur place !
— Elle ne court pas… Que fait-elle ? Elle parle à des gens ? »
Cyn n’a pas vraiment l’air de sortir d’une boutique chic. Elle demande cependant à la première venue : « Pardonnez-moi, puis-je emprunter votre téléphone ? »
La dame refuse et s’écarte. Cyn comprend qu’elle doit procéder autrement. Il n’y a pas grand monde ici, elle se rend au prochain carrefour. À l’angle, les panneaux lui indiquent où elle se trouve : W 49 St/Broadway. Elle essaie de se remémorer le plan de la ville, autant qu’elle le peut. Le studio ne doit pas être bien loin, mais elle ignore où précisément. Elle demande.
On l’envoie balader. Elle observe les gens tout en marchant. Sur un des bâtiments, il y a de grands panneaux publicitaires, un peu plus loin des écrans démesurés. À compter de maintenant, elle ne s’adressera qu’à des porteurs de lunettes. Il lui faudra un peu de chance, elle ne peut savoir instantanément si elles seront digitales ou normales. Cinq, six passent devant elle à la hâte, lorsqu’on la prend par le bras.
« Je l’ai ! »
Cyn fait un tour sur elle-même, essayant de s’arracher à la poigne de fer, mais une deuxième main écrase son autre bras. Deux jeunes gens portant des smartglasses la tiennent et lui parlent. Ou ils parlent entre eux. Ou à quelqu’un ? Cyn ne perçoit que des bribes de leur discussion.
« Mesdames et messieurs », intervient le modérateur en coupant la parole à Alvin Kosak, « comme vous le voyez, les événements se bousculent ! Deux passants viennent d’identifier Cynthia Bonsant sur Broadway, à côté de Times Square ! »
Les micros des hommes transmettent leur échange avec Cyn, la régie l’amplifie.
Carl suit cela d’un air froid et distant.
« Un ordinateur portable ! crie Cynthia. J’ai besoin d’un ordinateur ! »
Sa main apparaît à l’écran. Carl reconnaît une clef USB, sur laquelle se fixe la caméra.
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