Puis, un texte en allemand est surimprimé sur la vidéo :
Attention ! Dans le quartier des musées, tu es observé, tu es filmé et diffusé en live sur Internet. A-t-on demandé ton autorisation ? Vas-tu te laisser faire ? Le responsable, c’est cet homme : Anthony Heast, le rédacteur en chef du Daily ! Dis-lui que c’est intolérable !
« Merde ! » jure Chander.
Dans la fenêtre apparaît une grande photo d’Anthony sur la place.
Le texte passe de l’allemand à l’anglais. Cyn regarde autour d’elle. Quelques-unes des personnes en train de travailler sur leur portable ou de surfer sur leur smartphone affichent des mines surprises. Certaines se tournent avec curiosité.
« Ce salaud a pris le contrôle sur le Wifi, fait Chander à Cyn. Tous ceux qui sont connectés voient son montage sur leur écran ! »
Plusieurs groupes sur la place commencent à s’agiter, tandis que le texte apparaît en italien cette fois. De plus en plus de têtes se tournent en direction d’Anthony. D’autres personnes discutent, sortent leur téléphone, leur tablette ou leur portable.
Anthony regarde fébrilement autour de lui.
Arrête de diffuser, pense Cyn.
L’agitation augmente. Quelques-uns se lèvent et se dirigent vers Anthony.
Il fourre à la hâte l’antenne dans son sac à dos. C’est maintenant une foule qui converge sur lui. Certains crient.
« Tu peux faire quelque chose, Chander ? » demande-t-il, effrayé.
Cyn ne sait que faire. Il est seul responsable de ce qui se passe et elle ne voudrait pas être à sa place. Le chasseur chassé. Sur son écran, elle voit les images transmises par les lunettes de son patron. Une bande de gars stoppe devant lui.
« Arrête d’émettre ! » lui ordonne Chander.
C’est maintenant toute la place qui s’agite. Au moins trois cents personnes se sont levées pour gonfler la foule encerclant Anthony.
Il désigne fiévreusement l’homme à la casquette au centre de la place.
« C’est lui que vous devez attraper ! Il est recherché par la police de plusieurs pays ! »
Cyn ne voit rien d’autre que des visages furieux sur la retransmission.
Anthony arrête enfin de diffuser. Tout de suite après, les images de Zero disparaissent aussi, remplacées par d’autres.
« Le connard, jure Chander. Il utilise la webcam d’un des internautes ou une caméra de surveillance. »
Sur les images, on voit le rédacteur en chef encerclé par une foule en colère, qui occupe la moitié de la place et enfle sans cesse. Cyn le voit gesticuler pour tenter d’apaiser les individus remontés contre lui, en vain. On capte encore le son transmis par les lunettes d’Anthony, les commentaires et les insultes dans différentes langues. Les appels à la police se font plus forts. Quelques personnes téléphonent. D’autres filment. Un homme avec une longue barbe frappe le sac d’Anthony, qui lève les mains pour se défendre.
« Eh ben ! » fait Marten. Par l’entremise des lunettes de deux des agents de la CIA, il ne perd rien de l’effervescence autour de Heast. Tous ces gens n’ont pas l’air agressifs, certains sont seulement curieux.
« Beau retour de bâton de la part de Zero, si c’est bien lui, dit Jon.
— Je ne comprends pas pourquoi ces gens sont si énervés, commente Luís. Sur la page d’accueil du quartier des musées, on peut voir les visiteurs, des photos, des vidéos. Pourquoi alors une telle agitation à cause de ce reportage ?
— Combien de temps serons-nous encore utiles si les gens se surveillent dorénavant les uns les autres et qu’ils se font justice eux-mêmes ? » demande Marten à la ronde.
À l’écart de la meute autour de Heast, de petits groupes de gens discutent, disséminés sur toute la place. Des badauds ne cessent d’affluer pour grossir la foule. Marten aperçoit maintenant les premiers fonctionnaires en uniforme. Seul le type à la casquette bleu sombre n’accorde pas la moindre importance à tout ce remue-ménage. Il range son ordinateur dans une sacoche et gagne l’une des sorties les plus éloignées. Il passe devant la journaliste toujours assise sur les escaliers, qui ne le remarque même pas.
« Elle le laisse filer, ricane Jon. Putain d’amateur !
— C’est quoi la politique de cette ville par rapport aux caméras ? demande Marten à Luís.
— Pff… Pas terrible. Il y a bien celles des transports en commun et de la circulation, mais elles sont loin de tout couvrir.
— On peut y accéder ?
— Même les Anonymous y parviennent, rit Luís. Il y a des années, ils ont rendu publics des mails de la police autrichienne où figuraient les codes que s’envoyaient les flics pour accéder aux caméras du métro. Un porte-parole de la police a expliqué que ce n’étaient que des mails pour effectuer des tests. Enfin, bon, tu sais ce que c’est. »
Marten rit sous cape. Bien sûr qu’il sait ce que c’est. Et puis il n’y a pas lieu de se faire du souci, quatre agents de la CIA sont sur les talons du suspect.
Cyn observe le jeune homme qui passe à quelques mètres d’elle. Depuis le début, elle ne l’a pas quitté de l’œil. D’après les jurons de Chander, plus de doute, c’est leur homme. Respect. Ses manières nonchalantes l’impressionnent. Elle le laisse filer, faisant comme si elle ne l’avait pas remarqué.
« Il fout le camp », chuchote Chander. Il aurait pu parler à voix haute, on ne l’aurait pas davantage entendu, tant le vacarme sur la place est assourdissant.
Alors que Cyn s’apprête à lui répondre, Anthony donne signe de vie.
« Impossible de me barrer, se plaint-il. Au contraire. Je crois que je vais avoir besoin d’aide.
— La police est en route, fait Chander.
— Très drôle.
— Je suis sérieux. Elle est là. Mais pas de stress. Tu n’as rien fait d’illégal. Contente-toi d’être sympathique. On se retrouve à l’hôtel. Cyn et moi, on va le suivre.
— Mettez tout en ligne », leur ordonne-t-il.
« S’il ne porte pas de lentilles connectées, et c’est sans doute le cas vu qu’il n’en existe que des prototypes, il ne sait pas qu’on est à ses trousses, fait Will. Il n’a que de bêtes lunettes de soleil.
— Ses camarades sont probablement quelque part à l’observer et vont l’informer », répond Alice.
Will constate que les lèvres de sa collègue frémissent comme si elle récitait une prière pour conjurer le destin.
Elle est vraiment captivée par les images, se dit-il, amusé.
Alors qu’il est encore très tôt à New York, ils sont déjà dans le bureau de Will, les yeux rivés sur l’imposant mur d’écrans où sont diffusées les images du Daily, enregistrées en direct grâce aux lunettes de Chander ; on y voit le dos du suspect. Il emprunte d’étroites ruelles bordées des demeures de caractère que seule la vieille Europe a su produire. Chander ne prend pas le soin de tout commenter, au contraire d’Anthony. Quant à Bonsant, elle n’a pas allumé sa petite caméra. Le suspense est à son comble : les images vacillantes d’une chasse à l’homme dont on ignore comment elle s’achèvera. Remarquera-t-il qu’il est suivi ? Parviendra-t-il à leur filer entre les doigts ?
« Là ! » fait Alice en montrant l’écran.
L’homme tire un smartphone de sa poche. Une brève conversation. Il range l’appareil, continue sa route.
« Je suis toute excitée ! murmure Alice. On parie que c’était un appel pour le prévenir ? »
Manifestement, un des techniciens de Londres a pris le contrôle de la régie. C’est maintenant le point de vue d’Anthony que l’on voit ; il a rallumé ses lunettes. Il est toujours entouré d’un groupe de gens qu’ont rejoint deux policiers. La conversation se déroule dans un anglais approximatif. Will ne comprend pas tout. Le rédacteur en chef présente le contenu de son sac à dos à la foule. Un ordinateur. Une boite cylindrique. Soudain, l’image vacille et l’on aperçoit le visage d’Anthony. L’un des agents a dû passer les lunettes.
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