— Le village d’autrefois, on pouvait en faire le tour.
— Mais ce n’était pas plus agréable. Ni plus noble. Malheur à toi, si tu n’es pas venu jouer aux cartes, si tu n’étais pas à l’église dimanche, ni au bal des pompiers, ni à la réunion parents-professeurs de l’école. Anonymat ? Sphère privée ? Rien du tout ! Un marginal n’a pas la vie facile dans un village.
— On peut déménager de son village. L’air de la ville permet de se faire oublier ! Pourquoi es-tu à Londres, hein ?
— Peut-être parce que dans mon village on ne peut être que berger, ou alcoolique, ou les deux…
— On ne peut s’échapper du village global.
— C’est ce que tu souhaites ?
— J’aimerais trouver un endroit où je ne serais jamais dérangée.
— Moi, je n’ai rien à cacher », fait Anthony, jovial.
« Tiens donc ! » s’exclame Cyn en se moquant de la mine ahurie de son patron. Chander s’en amuse aussi. « Alors, combien tu gagnes ? » demande-t-elle.
« C’est quoi le rapport ?
— Combien tu gagnes ?
— Je… Euh…
— Allez ! Dis-le ! C’est quoi ton salaire ?
— Oui, vas-y, dis-le, rit Chander.
— Je vois où tu veux en venir », sourit Anthony, pensif. « Chacun de nous a besoin de ses petits secrets.
— Elle t’a eu, mon cher, Lit Chander.
— Les hommes ont très bien vécu sans s’occuper de la sphère privée, jusqu’à ce qu’un avocat brillant l’invente il y a une centaine d’années », balbutie Anthony pour faire bonne figure.
— Il ne l’a pas inventée, il l’a fait inscrire dans la loi », corrige Cyn.
« Les lois vont et viennent. La sphère privée aussi. »
Des yeux, grands et petits, pénètrent dans les narines de la journaliste, dans sa bouche, dans tous les orifices de son corps nu, de plus en plus profondément. Ils serpentent, murmurent ensemble, tournent leurs pupilles dans toutes les directions, rendant Cyn malade d’effroi.
« On se réveille ! fait Chander en la poussant doucement. On arrive. »
Il lui faut un moment pour recouvrer ses esprits, puis l’appareil atterrit un peu brutalement sur la piste. Bienvenue à Vienne !
À leur arrivée, le ciel est couvert, l’air chaud et agréable. Un taxi les conduit à l’hôtel, dans un quartier de la vieille ville, non loin du centre où ils espèrent trouver celui qu’ils recherchent. Cyn aimerait jouer les touristes, mais le travail ne lui en laisse pas le loisir. Après s’être fait une rapide toilette, elle retrouve Chander qui l’attend à la réception. Il a préparé un petit sac à dos pour chacun.
« Que contiennent-ils ? questionne Anthony.
— Tu verras bien. Mettons-nous en route. »
Ils traversent des ruelles bordées de vieilles maisons puis atteignent une place ceinte de bâtiments fastueux. En passant sous une voûte, ils entrent dans l’immense cour d’un complexe de constructions baroques avec deux musées modernes, ainsi que l’annonce la signalétique, plusieurs cafés aux terrasses meublées de longues assises en plastique, les fameux bancs Enzi, sur lesquels des centaines de personnes prennent confortablement le soleil. Autour d’eux, des badauds se promènent, des enfants jouent, des riverains se faufilent, poussant leur bicyclette. Cyn a l’impression de se trouver au cœur d’une fête populaire, les baraques à frites en moins.
Espérons que nous ne devrons pas chercher notre suspect ici.
« C’est le quartier des musées, explique Chander. En plus de cette grande cour, il y en a de plus petites, il y a aussi deux musées, six bars et d’autres institutions, comme le centre consacré à la danse. La personne que nous recherchons se connecte à Internet par le réseau Wifi de ce quartier.
— Mais on n’a aucune chance ! » soupire Anthony. « Comment trouver quelqu’un ici ?
— C’est plus facile que tu ne le penses », répond Chander en désignant un snack. « Commençons par casser la croûte.
— Curieux qu’ils ne vendent pas de saucisses viennoises », constate Anthony.
Il commande donc un autre genre de saucisse, Cyn et Chander une salade.
Ils s’installent sur un des bancs que vient de quitter un groupe de jeunes. Ils ont largement assez de place pour trois.
« C’est le même principe que pour localiser des téléphones portables », explique l’informaticien entre deux bouchées. « On entre dans le réseau Wifi et on attend que l’ordinateur que nous cherchons se connecte. On sait alors qu’il est à proximité. Puis on utilise la triangulation.
— Strangulation, plaisante Cyn.
— Pour Zero, ça reviendra au même », rit Chander. « Maintenant, vous pouvez ouvrir vos sacs à dos. »
Cyn y trouve un ordinateur portable, un objet tubulaire non identifié et une boîte cylindrique en carton. Anthony déballe les mêmes appareils.
« Les ordinateurs, c’est pour ne pas avoir à tout faire avec nos lunettes. Et cette baguette, c’est une sorte de micro multidirectionnel. On doit donc se séparer pour tenter de localiser le signal de l’ordinateur que nous cherchons. Dès que nous l’aurons, il ne nous restera plus qu’à voir où nos faisceaux électromagnétiques se coupent. C’est là qu’il sera.
— Des antennes ? répète Cyn. On ne risque pas de se faire repérer ?
— Non ! C’est pour ça qu’on a nos boîtes de chips. On va y cacher les antennes. L’intérieur est tapissé d’aluminium, ce qui permet en plus d’en augmenter la puissance. Tu n’as qu’à poser la boîte sur une table, ou sur une de ces drôles de chaises, et à la tourner lentement, comme si tu t’ennuyais à mourir. Personne ne remarquera qu’il s’agit d’une antenne ! »
Cyn glisse le tube à l’intérieur jusqu’à le faire disparaître complètement et pose la boîte devant elle.
En effet, qui le remarquerait ? James Bond et MacGyver tout en un.
Elle peine à croire ce qu’elle est en train de faire, et jette alentour des regards dérobes. Personne ne prête attention au trio.
« High-tech à fond, observe-t-elle.
— Ah ! répond Chander. Rien de plus qu’un jeu pour nerd. Tu trouves ça dans le premier magasin d’électronique venu.
— C’est légal ?
— Est-ce illégal ? » lui oppose l’informaticien. « Allez, essayons voir. Les appareils ont déjà été configurés. Vous n’avez qu’à les allumer. »
Les deux autres s’exécutent.
« Votre suspect vient normalement tous les deux à trois jours, autour de midi. Il était là il y a quarante-huit heures. Il est peut-être ici aujourd’hui. Dans le cas contraire, il y a de grandes probabilités pour qu’on le trouve demain. Quoi qu’il en soit, nous pouvons déjà essayer la triangulation. »
Chander a installé sur leurs ordinateurs un logiciel qui rend leurs recherches plus aisées. Sur les images satellites d’une carte en ligne, trois points rouges figurent leur position actuelle. Des hachures rouges en transparence indiquent le rayon d’action des antennes. Chander leur explique les messages à l’écran, ils tournent légèrement les antennes et constatent des modifications.
Ils se répartissent dans la cour. Cyn se fraye un chemin parmi les touristes. Elle se trouve une place au bord des escaliers longeant le musée d’Art moderne, un imposant bâtiment gris empiétant sur une partie de la cour. Non loin d’elle, un groupe d’adolescents a pris possession des marches. Anthony s’installe à l’opposé, dans l’ombre du Leopold Museum, à la façade de calcaire blanc. Quant à Chander, il s’assoit sur un banc, à proximité de l’entrée de la cour principale, au milieu du bâtiment abritant les anciennes écuries impériales. Chacun d’eux a posé son antenne. Grâce à leurs lunettes et leurs smartphones, ils sont en contact permanent.
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