— OK », fait Bertrand. Il fronce les sourcils et le regarde intensément. « Nous avons ta parole ?
— Oui, répond Eddie. Vous m’avez dans le collimateur. Dans le monde entier, tout le temps. » Il grimace.
Inexpressif, Joaquim regarde l’écran sur lequel défilent les images retransmises par les lunettes de Bertrand. Sur deux autres écrans, on voit les résultats communiqués par les capteurs du smartphone d’Eddie et le petit microphone dissimulé dans un bouton de la veste de l’homme. Dommage qu’ils n’aient pu enregistrer l’appel d’Eddie à Cynthia. Ils auraient dû aussi truffer son appartement de microphones. Dommage pour Cynthia Bonsant.
Les courbes et les lignes des écrans oscillent fortement. Des seuils d’alerte clignotent.
Les premiers programmes capables de déceler si quelqu’un disait la vérité d’après la modulation de sa voix ont été développés au début des années 2000. Depuis, ils sont constamment améliorés et appartiennent désormais à la panoplie standard de tout agent secret. Combinés avec les données d’autres réactions physiques, ils donnent d’excellents résultats, y compris lorsque la personne sait qu’elle est surveillée. Les détecteurs de mensonge surannés, ceux que l’on voit dans les vieux films d’espionnage, sont, en comparaison, des pointes de flèches taillées à l’Age de pierre. Freemee a efficacement incorporé ces technologies à ses Act Apps. Dans ce cas précis, elles trahissent une probabilité de mensonge supérieure à 80 % de la part d’Eddie.
« Il ment », dit Joaquim tout en se demandant comment le jeune homme, bien que tout à fait lucide sur la situation, compte s’en tirer.
À cinq mille kilomètres de là, le mystérieux Bertrand entend le code communiqué par Joaquim dans son oreillette. Il sait ce qu’il doit faire.
Durant le trajet pour l’aéroport, Cyn est si excitée qu’elle ne parvient pas à se concentrer sur ses lunettes. Tandis qu’elle regarde par la fenêtre du train, elle prend conscience qu’elle quitte son île pour la première fois depuis huit ans. La dernière fois, c’était pour des vacances low cost avec sa fille dans le sud de l’Espagne. Le seul voyage en avion de Viola, d’ailleurs. Son sac de sport avec des effets pour deux jours ainsi que sa sacoche d’ordinateur sont dans le compartiment à bagages. Nerveuse, elle fouille dans son sac à main. Son passeport, son porte-monnaie, son smartphone. Elle ne cède pas à la tentation d’appeler Viola pour s’assurer, de nouveau, que tout va bien. Bien sûr que tout va bien ! Que pourrait-il se passer ? Sa fille est en cours, d’ailleurs.
L’assistante d’Anthony a procédé à l’enregistrement la veille. Arrivée à l’aéroport, Cyn se rend directement aux contrôles de sécurité.
Une fois le portique passé, elle retrouve Chander et Anthony. Elle perd tous ses moyens dès que l’informaticien pose les yeux sur elle. Elle remarque que les conseils de Peggy lui manquent. Elle se sent mal à l’aise. Comme si le GPS de sa voiture tombait en panne dans une ville étrangère. Elle préfère cependant se passer de sa nouvelle amie en attendant le talk-show.
« Alors, parée pour l’aventure ? l’accueille Chander.
— Et comment !
— Puis-je porter ton sac ?
— Oui, merci. »
Quel gentleman !
Il pose le bagage sur sa petite valise à trolley.
« Tu voyages encore plus léger que moi, constate-t-elle.
— Le reste est en soute. »
Anthony la salue brièvement, puis il se tourne et entame une conversation téléphonique grâce à ses lunettes.
« On a encore le temps de prendre un café », dit Chander. Ils s’installent à la cafétéria la plus proche et passent leur commande.
Le rédacteur en chef téléphone toujours.
Cyn lutte contre sa nervosité.
« Comment se déroulent les discussions sur notre forum ?
— Synchronise tes lunettes », la prie Chander. Elle obéit. Tandis qu’ils voient tous les deux la même chose, il se met à parler. « Les métadonnées ont été très rapidement découvertes. Puis, ensuite, le bug dans 3DWhizz. Ce sujet n’a cependant été abordé que dans une sous-discussion. La plupart des utilisateurs ne s’y sont pas intéressés. C’est trop technique.
— Mais l’adresse IP à Vienne n’est mentionnée nulle part », constate Cyn après une rapide recherche. Elle le regarde. « Zero pourrait être prévenu.
— Pas forcément. Ça dépend de l’intensité des discussions à venir. Il y a des milliers de participants. Nous sommes au courant parce que nous savons ce que nous devons chercher. »
Ils se mettent en route vers la porte d’embarquement. Tandis qu’Anthony est toujours au téléphone, Chander enlève ses lunettes. Ses yeux pétillent.
« Je dois également aller à New York à cause de Zero et d’autres choses. Je pense que je partirai sitôt revenu de Vienne. Tu connais cette ville ?
— Non. Je n’y suis jamais allée. » Elle rougit.
« Alors je te ferai visiter », dit-il, l’air enjoué. « Une ville géniale, tu verras ! Peut-être y resteras-tu quelques jours.
— On verra si c’est possible. »
Beau travail, Peggy, pense-t-elle.
Dans l’avion, ils jouent des coudes pour rejoindre leurs places.
« Classe éco, soupire Anthony. Scandaleux. Mais que peut-on faire… Les propriétaires du journal ne veulent plus dépenser… »
Ils laissent la place côté hublot à Cyn. Chander est au milieu.
Anthony n’arrête de téléphoner qu’après la remarque d’une hôtesse. À contrecœur, il met ses lunettes sur son front et regarde, maussade, les rangées de têtes devant lui. Ses doigts tambourinent nerveusement sur l’accoudoir. L’avion accélère, décolle.
Cyn regarde par le hublot. Le monde devient de plus en plus petit.
« Que faisons-nous si nous trouvons vraiment Zero ? » demande-t-elle doucement alors qu’ils arrivent dans les nuages et que la vue se brouille.
« On va l’interviewer, répond Anthony.
— C’est peut-être des femmes, observe la journaliste.
— Peut-être.
— Et si Zero, homme ou femme, singulier ou pluriel, ne veut pas parler ?
— On va le filmer et tout balancer en direct.
— Mais… Il est recherché par les États-Unis.
— Ils ne feront rien si c’est filmé.
— Hors de question que je participe à ça, s’emporte Cyn. OK pour une interview, mais pas pour une dénonciation.
— OK, OK. Nous verrons bien ce que nous ferons en fonction de la situation. »
Ils sont interrompus par un message du pilote annonçant l’heure d’arrivée à Vienne et la météo locale ; nuages et soleil.
Ensuite, une fois de plus, ils recherchent des indices dans les vidéos de Zero sur l’ordinateur d’Anthony, notamment dans celles qu’ils ont le moins étudiées.
« … les données ne sont pas seulement le nouvel or noir », raconte un visage sous un casque crasseux, « ainsi que certains se plaisent à l’expliquer, mais, dans de nombreux domaines, elles ont remplacé depuis longtemps l’argent classique comme monnaie d’échange. Quelques entreprises en font même la pierre angulaire de leurs business models, comme Cycoin, Freemee ou BitValU. “ Frees make the World go round” », danse et chante Zero à la manière de Liza Minelli au cabaret. « Attends un peu ! Bientôt, il y aura des intérêts, il y aura de l’inflation, de la déflation, des produits financiers toxiques, une bulle spéculative, qui, tôt ou tard, nous exploseront à la gueule… »
« J’en ai des sueurs froides », commente Cyn. « Ne devrions-nous pas conserver un peu de vie privée ?
— Ah ! Cyn », dit Anthony compatissant, « il nous faudra tous apprendre à vivre ainsi, avec l’idée que le monde entier dispose d’informations nous concernant. D’ailleurs, il en a toujours été ainsi. J’ai grandi dans un trou paumé du Sussex. Chacun connaissait chacun. Chacun savait ce qui se passait derrière les volets des autres. Qui buvait, qui était malade ou impotent, qui voulait monter un commerce… Aujourd’hui, je vis dans un village mondial.
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