« De quoi parlent-ils ? demande Cyn. Une agence de notation pour l’être humain ? »
Jeff affiche un site Internet.
« Ça existe depuis quelques mois. C’est la plus grosse base. Quasiment un développement supplémentaire et une agrégation de toutes les bases de données évoquées par Zero. Plus de quatre milliards de personnes classées selon leurs données !
— Mais c’est…, balbutie Cyn abasourdie.
— … rien de pire que ce que font les gens qui connectent et vendent les données des particuliers depuis des années. Ici, chacun peut apparaître. C’est la démocratisation du classement, si tu veux.
— La démocratisation ! Beurk. »
Cyn n’est pas certaine de saisir toute la signification de cet outil. Quelque chose, cependant, la bouleverse profondément, comme rarement elle l’a été au cours de sa vie. Ses premières règles. La fin de l’année scolaire. La naissance de Viola. La disparition de Gary. La mort de sa mère. Le sentiment instinctif que tout est sur le point de basculer.
« Tu veux voir ton classement ? »
Avant qu’elle ne puisse s’y opposer, Jeff entre son nom.
Un graphique montre ce que vaut Cyn, un peu à la manière d’un cours de Bourse. La courbe fait un bond en son milieu pour continuer de grimper avant de se stabiliser. Au bout, un numéro de plusieurs chiffres.
« Actuellement tu te situes entre la 1 756 385 884e et la 1 861 305 718e place sur plus de quatre milliards », constate Jeff.
Un si mauvais classement ? Énervée, elle n’en veut rien laisser paraître. Tu ne prends tout de même pas cette évaluation au sérieux ?
« Tu vois la progression depuis la veille ? » Jeff déplace le curseur de la souris le long de la courbe. Une fenêtre pop-up affiche différents thèmes tels que la renommée, la popularité, la sympathie, etc. « Depuis la première photo de toi dans les médias, ta renommée ne cesse de croître. Ainsi, ta valeur globale croît également. La vidéo de Zero lui a ensuite donné un coup d’accélérateur. Précédemment, tu te situais dans le dernier quart du classement, dans la partie basse de la moyenne.
— Tu peux également comparer ta valeur avec celle des autres », explique Frances non sans empressement. « Comme pour les banques sur le Net, ou les sites marchands. »
Cyn remarque qu’elle dit cela sans le moindre soupçon d’ironie.
« Mais il s’agit d’êtres humains, non d’argent ! s’écrie-t-elle. Il ne manquerait plus qu’on puisse investir sur moi, parier ou me clôturer. Comme à la Bourse !
— Tu vas te marrer ; plusieurs entreprises y travaillent, dit sèchement Jeff.
— Sommes-nous ainsi définitivement intégrés dans le système capitaliste, comme des choses quantifiables, des courbes ? Que donne la somme de toutes les courbes de tous les Britanniques ? De tous les Allemands, de tous les Japonais borgnes de plus de soixante ans, des femmes sans enfants, des Parisiens, des enfants nigérians ?
— Cyn, ça fait des années, des décennies même que c’est comme ça ! Nombre d’entreprises te catégorisent, comme vient de l’expliquer Zero », lui rappelle Jeff. « Seulement, là, c’est montré clairement sur un graphique. Freemee et ManRank sont ceux qui publient les listes les plus importantes. D’autres les suivent de près. Les données, ils les récupèrent de toutes les manières. Ils ont juste à les classer. »
Cyn pense que sa fille doit très certainement être au courant de tout ça.
Et ces listes sont un super moyen de faire en sorte que les utilisateurs de Freemee suivent les recommandations des Act Apps ! Un système parfait !
Une autre révélation lui donne des frissons : Google, Facebook et d’autres filtrent les informations et peuvent grâce à cela influencer le comportement des gens. Mais les Act Apps donnent des conseils sur la manière d’agir. Autrement dit, les fournisseurs comme Freemee exercent une influence directe sur la manière dont les gens doivent se conduire. Et ces derniers suivent de leur plein gré ces conseils afin de gagner des places dans le classement.
Ça confère à de telles entreprises un immense et terrifiant pouvoir de manipulation !
« Pourquoi est-ce que je figure dans ce classement ? Je n’utilise aucun de ces programmes.
— Ils en savent cependant suffisamment sur toi pour t’évaluer, dans une certaine mesure, répond Frances.
— Mais si je ne veux pas être dans cette liste ?
— Alors fais-toi effacer, dit Jeff. Ils ont un formulaire qui permet de te désinscrire. Mais que disait Zero, déjà ? Il n’y a qu’une seule note pire que la plus mauvaise : l’absence de note. À ce moment-là, tu n’as plus aucune valeur.
— Ou tu deviens suspecte, complète Frances. Comme les gens qui refusent d’être sur les réseaux sociaux ou qui refusent les compteurs intelligents pour leurs factures d’électricité.
— C’est horrible ! s’exclame Cyn.
— D’ailleurs, continue Frances, qui veut ne pas avoir de valeur ? »
Cyn la regarde bouche bée.
« Et qui est le numéro un ? »
Jeff retourne à la liste générale. Mais les noms des premiers rangs changent si rapidement qu’il n’est pas possible de les déchiffrer. Il change la durée de « maintenant » à « une semaine ». La liste devient statique. Les noms ne lui disent rien.
« Est-ce que ça recoupe le classement de Forbes ?
— Non, fait Kimberly. Sur ManRank, on ne prend pas seulement la fortune en considération, mais d’autres valeurs.
— Tu peux également avoir des vues par catégorie, informe Jeff. La richesse, l’influence, l’amour, le courage ou la créativité. En fait, ça n’a que peu de choses à voir avec le système capitaliste. Les autres valeurs sont prises en compte dans ton classement. Et chacune d’elles revêt l’importance que veut bien lui donner la société : amour et paix peuvent se trouver très haut placés et exercer une influence prédominante sur les courbes, si les gens se conduisent selon ces valeurs.
— Mais ils ne le font pas ? murmure Cyn.
— C’est comme ça que ça marche », lui répond Jeff, haussant les épaules. « Ici, on mesure des actes, non des discours.
— Et puis il y a plus de quatre milliards de personnes sur terre.
— Les habitants des pays en développement n’y figurent pas pour la plupart, parce qu’ils n’ont ni téléphones portables ni Internet, dit Jeff. Mais ils sont de plus en plus présents. Dans quelques années, presque tous les êtres humains seront connectés. »
Cyn regarde l’écran en secouant la tête. Jamais encore elle n’avait eu ce sentiment de n’être qu’une infime partie d’un système géant. Et il n’y a pas d’échappatoire.
« D’où viennent ces valeurs ?
— Elles sont continuellement calculées à partir du comportement des gens, dit Jeff. Lorsque l’ambition, l’amour ou le pouvoir deviennent plus importants pour un grand nombre de gens et qu’ils se comportent en conséquence, alors les paramètres changent, et leur confèrent une influence plus grande sur la valeur générale. Le système est toujours en mouvement. »
Il retourne à la représentation graphique. C’est tout de même impressionnant, admet Cyn. À ses yeux, cela a l’air d’une toile d’araignée constamment en renouvellement, colorée, liant des milliards d’hommes représentés par des points, à un gigantesque organisme. Si elle a bien compris, ce système représente l’ensemble des relations et des évolutions de milliards de gens. En temps réel ! Elle comprend maintenant ce que font les entreprises de l’Internet depuis des années dans leurs bureaux fermés. Et l’un de ces points, perdu parmi tant d’autres dans ce filet monstrueux aux connexions multiples, c’est elle. À tout jamais prise au piège. Comme une minuscule mouche dans une toile d’araignée.
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