Sur un signe imperceptible de sa part la porte s’ouvre, laissant apparaître un homme au mitan de la soixantaine, à la carrure athlétique et à la coupe militaire.
« Je te présente Joaquim Proust. Joaquim, voici Carl Montik, le super-cerveau de Freemee. »
Proust arbore un sourire de conquérant. Les deux hommes se serrent la main.
« Mon idée est que l’équipe de Joaquim s’occupe à l’avenir de certaines procédures concernant Freemee, du genre de celles que vos systèmes de sécurité ne peuvent pas assurer officiellement. Par exemple, la surveillance minutieuse de certains opposants, mais également, en tout cas dans un futur proche, la surveillance de tes collègues du conseil d’administration, jusqu’à ce que nous puissions être certains de leur loyauté au vu de ces nouvelles circonstances. Dès à présent, tu peux laisser Joaquim régler tout ça. Il reçoit les mêmes alertes que toi et moi et peut y répondre en conséquence. Je te prierai d’ailleurs de bien vouloir désactiver toutes tes notifications pour les codes 703 à 708, de manière à ce que tu puisses te consacrer entièrement à ton boulot.
— Avec joie ! Je pourrai enfin utiliser utilement mon temps, de nouveau. Et que faisons-nous si nous ne pouvons nous assurer totalement de leur loyauté ? Si des journalistes veulent publier des choses préjudiciables sur notre compte ? Comme cette Britannique ?
— Vous vous êtes déjà occupé de cette Cynthia Bonsant, manifestement. » La voix grêle de Proust offre un vrai contraste avec sa stature athlétique. « Espérons que ça marchera. Au fond, nos méthodes sont les mêmes que celles de Freemee ; préventives et constructives. Il s’agit simplement d’identifier suffisamment à l’avance les situations à risques. Un exemple : vos collègues du conseil d’administration sont des utilisateurs intensifs de Freemee. Le logiciel sait quasiment tout le temps où et avec qui ils se trouvent. Il peut également prévoir leurs actes avec une justesse presque parfaite. Quant à nous, nous tenons à conserver le plus haut niveau de sécurité. Des comportements inhabituels, telle une déconnexion trop longue des capteurs, nous sont signalés par Freemee. Dans ce cas, nos systèmes automatisés prennent le relais : réseau de caméra de surveillance, logiciels de reconnaissance faciale, localisation GPS, mini-drones, etc. Et si ça ne suffit pas, nous serons là. Si jamais l’un des membres du conseil retrouvait certaines personnes et que l’on en vienne à supposer qu’il trahit nos secrets, ou que nous tombions sur des conversations sans ambiguïté, alors nous pourrions intervenir. Avec des moyens très simples, en les écartant provisoirement, par exemple, ou en les harcelant. Ainsi nous pourrons parler entre quatre yeux avec qui sortirait du rang. »
Carl ne peut s’empêcher de sourire en entendant l’autre parler ainsi de la surveillance totale.
« On en fera de même avec des gens trop curieux, continue-t-il. Henry m’a parlé des événements de Londres. On s’en occupe. »
Carl sait bien qu’il parle d’Edward Brickle.
« Ça ne me plaît pas, fait-il enfin. Mais c’est indispensable. »
Henry et Proust échangent un regard.
« Nous ne maintiendrons ces mesures qu’aussi longtemps que nécessaire », le rassure Henry.
Carl comprend enfin ce qui le gène dans les bocks. D’un geste rapide, il les aligne à la perpendiculaire du rebord de la table. Puis il se lève et prend congé en adressant un signe de tête aux deux autres.
Cyn met à profit la suite de son trajet pour continuer de remplir le questionnaire. Elle ne répond pas à toutes les questions, en laisse de côté pour plus tard. Ses lunettes, de nouveau, l’invitent à descendre. Tandis qu’elle parcourt les couloirs du métro, Freemee la remercie.
Et maintenant, améliore ton score. Grâce à notre abonnement, tu peux avoir accès aux données te concernant. Seuls les autres y avaient accès jusqu’alors. Nos données sont parfaitement sécurisées et n’appartiennent qu’à toi, à moins que tu ne souhaites les vendre.
Une liste d’entreprises apparaît. Elle n’est qu’à peine étonnée de constater que Freemee connaît sa banque, ses cartes de fidélité, ses comptes sur les réseaux sociaux, ses fournisseurs de téléphonie mobile et Internet. Au sommet de la liste, en gras :
Afin que tu saches ce que les entreprises connaissent sur toi. Et plus encore !
À côté du nom et de la spécificité de chaque entreprise, des boutons clignotent.
Cyn est en colère.
Afin que tu saches ce que les entreprises connaissent sur toi. Et plus encore !
Elle monte dans le métro et se penche de nouveau sur la liste. Bon, elle se fait peu de souci quant aux données de son compte Facebook. Elle n’y va que rarement.
Elle clique sur OK.
Idem pour les données liées à son téléphone portable. Et à ses cartes de fidélité. Après tout, ce sont ses données. Pourquoi les autres devraient-ils les posséder ? OK, OK, OK…
La banque. Peut-être pas.
Ton score se situe dans la moyenne basse. Optimiser la gestion de ton argent peut t’aider à l’améliorer. Les Act Apps Money Manager peuvent t’y aider. Et tu n’as pas besoin de publier les données.
Le creepiness factor. N’est-ce pas ainsi que l’avait nommé Jeff ?
Mais Cyn ne trouve plus ça si terrible. Elle ne s’étonne plus de rien, d’ailleurs.
Ses lunettes l’invitent à descendre. Son index passe sur le bouton, hésite, puis tape.
OK.
Merci Cynthia. Nous nous occupons de récupérer tes données. Dans les heures qui suivent, tu risques de recevoir des formulaires de la part de certaines de ces entreprises. Grâce à eux, tu peux demander tes données. Dès que tu leur auras retourné les formulaires signés, elles seront chargées dans ton compte Freemee.
Cyn ne peut croire ce qu’elle a fait. Elle range son téléphone pour accomplir le reste de son trajet. Le soleil a disparu, les ombres s’étirent sur la rue. Un vent chaud caresse son visage et ses cheveux. Quelle étrange journée !
Elle récapitule tous les événements du jour et commence à ébaucher son article.
À peine a-t-elle franchi la porte d’entrée et enlevé ses chaussures qu’une notification apparaît dans les lunettes.
Ton inscription sur Freemee n’est pas encore achevée. Souhaites-tu la terminer, Cynthia ?
Elle se laisse tomber sur le canapé.
« OK. »
Buvons le calice jusqu’à la lie.
Freemee lui demande si elle porte des instruments de mesure corporelle. Cyn repense à la smartwatch dans son sac à main.
Non, merci. Elle préfère renoncer dans un premier temps à un tel appareil. En l’état actuel de son compte, Freemee lui annonce des revenus mensuels de deux cent vingt frees ou cent trente-deux livres.
Améliore ton score ! Si tu enregistres tes données corporelles, la valeur mensuelle de ton compte sera de trois cent trente frees et cent quatre-vingt-douze livres.
Presque soixante-dix livres de plus pour le port d’une montre ?
Une offre alléchante. Cyn songe à cette femme achetant des chaussures dans la vidéo de présentation.
Ne te laisse pas avoir ! Tu dois faire un reportage. Tu essayeras plus tard, si tu veux.
Elle refuse de céder, non sans hésitation. Ce qu’elle note d’ailleurs pour son article.
Freemee a d’autres surprises en réserve. On lui propose un appareil de mesure à installer chez elle. Sur le frigidaire, la cafetière, le lit, la pharmacie, partout où l’on peut mesurer et quantifier ses comportements de consommatrice. Pour te rappeler l’heure de prendre ta pilule, ou évaluer ta consommation de café. Le prix de ces appareils n’est pas très élevé, d’autant plus qu’on peut les payer en frees. Comme pour la montre, Cyn y renonce. Elle verra plus tard. Pour l’heure, la boule de cristal monopolise toute sa curiosité ; un regard dans l’avenir. Elle n’y croit pas vraiment. Pas plus qu’aux horoscopes, quoiqu’elle soit encline à se laisser charmer par une prédiction positive.
Читать дальше