— Non. J’avais peu de points. Je n’ai fait que demander comment en avoir plus. Alors les Act Apps m’ont proposé différents trucs et astuces et m’ont dit ce que ça me rapporterait. »
Cyn se rappelle les jours où Viola revenait de l’école et s’enfermait dans sa chambre. Bien sûr qu’elle n’allait pas bien, et elle ne parvenait pas à la sortir de là. Mais ce n’était pas une histoire de classement !
« Comment étaient les conseils que tu recevais ? As-tu commencé à les suivre dès le début ?
— Ça dépend desquels. Plus ou moins. Pas du tout, parfois. En fait, c’est très simple. Pour nous, les notes à l’école sont très importantes. Les Act Apps m’ont expliqué que tant que je serais gothique, j’aurais de moins bonnes notes que les autres. Quel que soit mon niveau réel.
— Ainsi, ton score sur Freemee était plus important que ta propre identité ? » Cyn pose sa fourchette.
« Arrête ! Quelle identité ? Avant j’étais gothique, aujourd’hui je ne le suis plus. Et alors ? C’était déjà comme ça de ton temps. Pense à Madonna. Chaque année, une nouvelle identité. »
Qu’opposer à cela ?
« J’ai changé de coiffure, retiré la plupart de mes piercings et changé de maquillage. Et j’ai eu des meilleurs scores.
— Les profs t’ont mis directement des bonnes notes ?
— Non. Mais j’ai mis des photos de moi sur Freemee, des données concernant mon corps, et j’ai eu plus de points.
— Tu aurais pu tricher. Changer de coiffure et enlever tes piercings seulement pour quelques photos.
— Et une de mes amies poste une photo de moi et tout s’écroule ?
— Et tu ne trouves pas ça étonnant ? D’avoir peur de ce genre de choses ? Ça signifie que tu as fait des trucs dont tu n’avais absolument pas envie, mais que tu t’es sentie contrôlée.
— Ah ! Maman ! Je ne me sens pas du tout contrôlée. Par toi, peut-être. Mais ça a changé, maintenant. J’ai l’impression que tu délires complètement !
— Mais… pourquoi ton amie Ashley est-elle restée gothique si c’était si mal vu par les professeurs ?
— J’en sais rien. » Elle hausse les épaules et commence à débarrasser. Elles n’ont que peu mangé.
« Vous n’en avez jamais parlé ? Des conseils que tu reçois ? De ce que te disent les Act Apps ?
— Non.
— Elle a pourtant bien dû s’étonner de ta transformation.
— On ne se voyait plus beaucoup, tu sais. Puis on a carrément arrêté de se fréquenter. Tu sais ce que c’est ! Parfois les gens changent. Les liens d’amitié disparaissent. As-tu quelque chose contre le fait que Freemee favorise la diversité ? »
Cyn est confortablement installée sur son canapé. Viola a rejoint Sally. Cyn aurait préféré passer la soirée avec sa fille, comme avant. Mais sa fille est adulte, maintenant. Quant à elle, elle doit travailler.
Sa boîte mail déborde de questions, de commentaires, d’invectives diverses. Elle parcourt quelques messages et supprime tous ceux dont elle ne connaît pas les expéditeurs. Elle n’est pas d’humeur à se laisser insulter par des inconnus.
Elle réfléchit à ce qu’elle pourrait écrire sur ManRank, jette quelques phrases, mais ne trouve pas la bonne amorce. Elle regarde le forum du Daily concernant la traque de Zero. Malgré l’heure avancée, les débats sont encore animés. Cyn perd rapidement le fil. Nombreuses sont les conversations, nombreuses leurs ramifications. Certaines traitent d’aspects techniques auxquels elle ne comprend pas un mot, dont elle n’a pas la moindre idée. D’autres sont plus intéressantes, tout du moins en saisit-elle le contenu. L’une d’elles en particulier. On y parle des revendications de Zero et de la légitimité de ses actions. Beaucoup de participants partagent son point de vue. On croirait m’entendre, pense-t-elle. Elle comprend que la plupart des arguments sont vieux jeu et qu’ils témoignent d’une vraie peur de la technologie. Jadis, ses parents la mettaient en garde contre les dangers de la télévision et du walkman. Abrutissement. Isolement. Rien de cela ne s’est produit. Elle se sent pourtant plus proche des opposants de Freemee que de ses partisans.
Suis-je vraiment en train d’étudier ces échanges, ou d’y rechercher la justification de mes propres réticences ?
« On ne s’entend pas parler, dit Jon en faisant un geste en direction de l’obscurité où chantent grillons et cigales.
— Très bien, se ravit Erben. C’est exactement ce qu’il nous faut. »
D’ailleurs, qui pourrait bien les épier ? Une fois par jour, il fait passer au peigne fin sa propriété sur le Potomac par plusieurs gardes. Il a acheté la villa et son grand domaine avant son déménagement pour Washington afin que ses enfants disposent de suffisamment de nature autour d’eux. Ils dorment déjà, ainsi que les deux petits de Jon, tandis que leurs épouses discutent autour d’une bouteille de vin français de l’autre côté de la véranda couverte. Elles ont enfilé des vestes en raison de la fraîcheur de l’air venant du bois et des prairies. Les contours sombres d’un chêne centenaire se dessinent sous la lumière de la lune. Au-dessus de leurs têtes s’étire la Voie lactée.
Erben passe son doigt sur la buée de son verre de Martini.
« Des chutes d’eau », fait-il, opinant du chef. « Minable. Peut-être devrions-nous réduire le budget de la NSA si c’est tout ce qu’il trouve.
— Merci pour l’invitation », dit Jon, hochant la tête à son tour.
« Avec Samantha, vous êtes toujours les bienvenus.
— Henry Emerald, fait Jon.
— Qu’est-ce qu’il a ? » Erben regarde les étoiles.
« Tu le connais.
— Bien sûr. Je ne devrais pas ? Il fait partie des deux cents hommes les plus riches de ce pays. Il a des parts dans de nombreuses sociétés dans les secteurs de l’énergie, de l’informatique, et même de la sécurité. Il est un soutien de taille de notre Président. Pourquoi tu m’en parles ?
— Tu m’as dit récemment que nous devons prendre le contrôle de Carl Montik. Pour avoir ainsi la mainmise sur Freemee.
— Et quel est le rapport avec Emerald ?
— Il a des parts dans la société : 4 %.
— Il n’a donc qu’une faible influence sur Montik.
— Officiellement. » Jon boit une gorgée de brandy. « On a étudié plus précisément la répartition des participations. Freemee est détenue par plus de quarante investisseurs. La plupart sont dans des paradis fiscaux et on ne sait que peu de choses concernant leurs fortunes.
— Rien d’extraordinaire. » Le regard d’Erben suit la queue d’une étoile filante.
« Nous avons fouiné un peu. Avec nos moyens.
— Je ne veux pas savoir lesquels. Qu’est-ce que vous avez trouvé ?
— Cinquante et un pour cent sont détenus par les fondateurs ou leurs héritiers.
— Héritiers ?
— L’un des fondateurs est mort voilà quelques mois dans un accident d’auto. Il a laissé une veuve et deux enfants.
— Et les 49 % restants ? Moins les 4 % que détient Emerald.
— Ils lui appartiennent aussi. » Erben achève d’enlever l’humidité sur son verre.
« Emerald n’a-t-il pas de nombreux contrats avec le gouvernement ? EmerSec, son entreprise de sécurité, reçoit des milliards de notre part, non ?
— Yep. Un partenaire sur lequel on peut compter. Depuis des décennies. »
Erben boit une gorgée.
Lorsqu’il repose son verre sur la table en fer forgé, les glaçons s’entrechoquent.
Deux heures et demie du matin ! Cyn devrait dormir depuis belle lurette. Elle rumine les événements des dernières vingt-quatre heures, ne cesse d’écrire de nouvelles notes.
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