Peggy aimerait ajouter des préconisations en matière vestimentaire, mais elle manque de données sur la journaliste.
Si tu te filmais devant un miroir, ça me permettrait de t’aider.
« Hors de question ! »
Je respecte ton choix. On s’en tiendra donc là. Par ailleurs, les cicatrices que tu dissimules ne dérangent pas Chander.
Les images de l’accident assaillent Cyn. Flammes. Douleur. Des semaines à l’hôpital. La honte et la colère d’être estropiée.
Cyn n’en a rien dit à Freemee.
Comment Peggy est-elle au courant ? Le coup du saxophone, à la rigueur. Mais ça ! Creepiness factor. Et pour de bon.
Cyn souhaite tout arrêter. Éteindre tous les appareils, toutes les caméras de surveillance, tout ce qui fouine dans sa sphère privée. Elle sait pourtant que c’est impossible. Elle pourrait retirer sa montre. Se désinscrire de Freemee. À quoi bon ? Elle ne peut échapper à son quotidien épié et guetté. Elle ne peut que jouer le jeu…
Et se révéler plus intelligente aux moments décisifs.
ArchieT:
Coquets ! Nous ?
LotsofZs:
Tu prends la mouche ? ;-)
ArchieT:
Vous avez vu ce rédacteur en chef ? Et il parle de modestie — je vais lui montrer ce qu’est la coquetterie !
Le lendemain, lorsque Cyn, un peu fatiguée, pénètre dans la salle de rédaction, Jeff et Frances se jettent sur elle.
« Nous avons les premiers résultats de nos lecteurs ! » annonce Jeff, surexcité.
Ils se rendent ensemble dans la salle de réunion qu’Anthony a transformée en bureau pour Chander et en poste de commandement pour la traque.
« Bonjour », salue Chander, tout sourire, comme si elle était seule.
Ce type ne serait pas dérangé par mes cicatrices. Gary, ça l’a dérangé, lui.
Cyn porte les lunettes. Elle actionne Peggy tandis que Chander prend de ses nouvelles. Sa conseillère blonde se tient en retrait, sa voix arrive au cerveau de Cyn par des vibrations contre la mastoïde, une partie de l’os temporal, dont les cavités aériennes en communication avec la caisse du tympan jouent un rôle de résonateur. Peggy ne cesse de lui dispenser des conseils. Position. Mimique. Choix lexicaux. Cyn a opté pour le réglage le plus volubile. Elle peine ainsi à se concentrer sur les propos de son interlocuteur.
Un schizophrène doit ressentir ce genre de choses.
« Merci. Je vais bien », balbutie-t-elle, un peu outrée qu’il ne le lui ait pas demandé. « Je reviens tout de suite. »
Aux toilettes, elle change le réglage de Peggy afin qu’elle ne lui donne que des conseils dont les chances de succès sont au moins de 80 %.
À son retour, Chander, Jeff et Frances sont réunis devant un écran.
« Te revoici ! »
Mais quel sourire !
« Oui. Alors ? Qu’y a-t-il de si excitant ? »
Peggy intervient maintenant beaucoup moins, et ses conseils s’immiscent parfaitement dans le flot de pensées de la journaliste. Elle parvient ainsi aisément à se concentrer sur sa conversation avec Chander, entièrement absorbé par son travail.
« Les lecteurs ont identifié le logiciel au moyen duquel Zero fait ses vidéos, 3DWhizz, un programme de l’entreprise américaine 3D Wonder Vision. Là, tu vois une contribution de checkmax98 qui donne même quelques exemples pour se justifier. »
Jeff ouvre la contribution assortie de nombreuses réponses.
« Au cours de la discussion, d’autres participants confirment ce qu’il avance et apportent d’autres exemples.
— Combien de personnes utilisent-elles ce programme ? s’enquiert Cyn.
— Des millions, répond Chander.
— Ça en exclut quelques milliards », ironise Cyn.
Prends son travail au sérieux !
Waouh ! Peggy peut même comprendre les intonations !
Elle n’a pas tort. Ses sarcasmes lui ont souvent valu de manquer de belles occasions.
« Peut-être peux-tu en tirer quelques hypothèses, non ? dit-elle à Chander.
— En relation avec la langue de Zero, oui. Elle est si pure qu’elle ne peut être qu’électronique. Quelqu’un doit dire ce texte. Ensuite, il est passé dans différents filtres. Ça signifie que celui ou ceux qui parlent maîtrisent parfaitement l’anglais.
— Et les lecteurs peuvent confirmer ?
— On va voir. Peut-être pourrons-nous dénicher la liste des licences de 3DWhizz sur Internet si elle a été hackée par quelqu’un.
— Non, rien pour l’instant, observe Jeff. On va devoir chercher par nous-mêmes. Au travail ! »
Au cours des heures qui suivent, Cyn travaille sur son article consacré à ManRank, recherche les réactions à la première vidéo publiée il y a quatre mois, et étudie leurs évolutions. Tandis qu’au début les sempiternels critiques protestaient comme des beaux diables, pointant du doigt le naufrage de la civilisation, le programme a trouvé peu à peu ses aficionados parmi les utilisateurs. De leur point de vue, il permet d’apporter de l’ordre dans un monde chaotique et multiple. Il y a certaines choses, cependant, que Cyn ne parvient pas à s’expliquer. L’occasion rêvée de s’entretenir avec Chander. Elle consulte Peggy.
Chander aime parler d’Internet et d’évolutions technologiques. Ses autres domaines d’intérêt sont la cuisine et le sport, en particulier le kalaripayat, un art martial indien.
Bon à savoir. Même si l’attrait d’une conversation avec une personne de l’autre sexe réside, selon elle, dans le fait d’ignorer d’abord les passions de l’autre.
Chander est toujours dans la salle de réunion. Son regard semble fou derrière ses lunettes. Il tape sur sa tablette.
« T’as un peu de temps ? »
Il l’invite à s’asseoir à ses côtés.
« Qu’est-ce qu’il y a ?
— Je ne peux m’empêcher de penser à un passage d’une des vidéos de Zero. Comment puis-je être certaine que les résultats de Google et compagnie reflètent vraiment ce que je recherche ? Et non pas ce que le moteur de recherche veut me montrer ? Comment savoir, par exemple, que les recommandations des Act Apps sont bonnes pour moi ? Et non pas pour leurs programmeurs ?
— La réponse est simple : tu ne peux en être certaine tant que tu ne connais pas les algorithmes. »
Elle hoche la tête. C’est bien ce qu’elle pensait.
« On reproche constamment aux moteurs de recherche de manipuler les résultats, explique Chander. L’Union européenne menace même Google d’une amende de plusieurs milliards d’euros. Mais la question est davantage de savoir où débute la manipulation. »
Cyn le gratifie d’un regard d’incompréhension afin de l’inciter à en dire plus.
« À la base de chaque software, se trouvent les hypothèses de leurs programmeurs quant au fonctionnement du monde. Ces hypothèses transparaissent dans le programme. Par exemple, que l’on est partisan de la théorie des jeux coopératifs ou de celle des non coopératifs. Ça signifie que le programme retransmet la vision du monde de ceux qui l’écrivent. Un programme donné écrit par d’autres personnes, aux vues différentes, serait un autre programme, aboutissant à d’autres résultats, même s’il ne s’agirait que de nuances. Est-ce déjà de la manipulation ? »
En guise de réponse, Cyn se contente d’un froncement de sourcils.
« En outre, les moteurs de recherche individualisent la recherche. Si toi ou moi faisons une recherche sur Zero ou quoi que ce soit dans Google, alors nous obtiendrons des résultats tout à fait différents. Est-ce de la manipulation ? D’après quels critères les moteurs de recherche procèdent-ils à cette individualisation ? Ils influencent consciemment les résultats. En partie, en tout cas. Comme lorsqu’il s’agit de pornographie ou de démagogie. Ou lorsqu’ils vendent leurs services dans des dictatures ou des monarchies d’Extrême-Orient. Ils retirent par exemple les résultats qui peuvent être considérés comme des insultes envers le pouvoir parce que la loi les punit. Il y a déjà eu plusieurs exemples. En somme, il n’y a pas de moteur de recherche impartial. C’est la même chose pour la plupart des résultats et des préconisations d’Internet. On ne parle plus de liberté d’information mais de filtrage de l’information. Rien n’est vraiment neutre. Pourquoi ? Internet n’est pas un nouveau monde, mais plutôt une extension de ce que nous connaissons déjà. De la même manière, on y ment, on trompe, on dissimule, on démasque, on met à nu, on manipule, on intrigue, on vénère, on se moque, on hait, on aime, etc., comme partout dans la vraie vie. » Il hausse les épaules. « Mais ça engage plus de gens et ça va bien plus vite que précédemment. Avoir recours à un service sur Internet, c’est un peu comme demander à un chauffeur de taxi d’une ville étrangère et inconnue de te conduire à un bon hôtel. Dans le meilleur des cas, il le fera. Il peut aussi t’amener à un hôtel que lui tient pour bon, mais pas toi. Question de point de vue. Et dans la plupart des cas, il te conduira à celui de son cousin. » Il ricane. « Mais où veux-tu en venir ? »
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