Peggy invite Cyn à rire à sa plaisanterie. Mais elle est trop concentrée pour flirter.
« Grâce à leur manière de filtrer l’information, toutes ces entreprises exercent leur influence sur notre manière de penser et de nous conduire, dit-elle.
— Tu es journaliste. » Il grimace. « La méfiance est une maladie professionnelle.
— La confiance perdue n’est pas une maladie professionnelle, mais notre nouvelle culture, répond-elle, pensive.
— Bienvenue au pays des paranos ! rit-il.
— Eh ! C’est moi qui dis ça !
— Bien entendu qu’elles influencent nos faits et gestes, qu’elles le veuillent ou non. C’est sans doute le point décisif. Veulent-elles de cette influence ? Et le cas échéant, de quelle manière ? Reste à savoir si les utilisateurs sont informés de la direction dans laquelle ils doivent être influencés.
— Mais…
— Qu’est-ce que c’est ? » l’interrompt-il en désignant un petit rectangle en haut à droite de l’écran.
Nouvelle vidéo ! peut-on lire. En dessous, un film de la taille d’un ongle.
« On dirait…
— Zero », s’écrient-ils en chœur.
À l’instant même, Anthony se rue dans la pièce, suivi de Jeff.
« Zero a posté une nouvelle vidéo !
— On vient de le voir, fait Chander. Directement chez nous.
— Tu peux savoir d’où elle vient ? demande le rédacteur en chef.
— Je suis dessus. »
Ses doigts survolent la surface de sa tablette.
Jeff a affiché la vidéo en plein écran. Cyn la regarde.
C’est son visage que l’on voit. « Quelqu’un me cherche. » Puis le visage et la voix d’Anthony. « Bon, je ne me fais pas beaucoup de souci. Vous devriez plutôt rendre visite à d’autres personnes. À Takisha Washington, par exemple. Takisha vit à Philadelphie. Elle est mère de deux enfants et travaille dans une filiale de la chaîne de supermarchés régionale Barner’s. »
Zero va et vient devant le magasin mentionné, sous les traits d’un homme obèse vêtu d’une chemise hawaïenne.
« Malheureusement, ces dernières années, Barner’s n’allait pas très bien. Voilà quelques semaines, ils ont dû licencier des gens. Un sport si à la mode ! Vingt pour cent du personnel. D’où la question : qui devait partir ? »
Anthony trépigne d’impatience à côté de Chander. « Alors ? T’as trouvé ?
— Ça ne va pas si vite ! »
Cyn ne perd rien de la vidéo, y cherchant des indices.
« Barner’s a bien un système interne d’évaluation de ses collaborateurs qui rassemble différents critères. Manque de pot, presque 90 % du personnel remplissaient les critères. »
De même que dans les précédentes vidéos, Zero se déplace à travers des scènes réelles. Cependant, il apparaît moins souvent au cours de son exposé. La vidéo commence a se différencier des autres, se dit Cyn. Les images lui rappellent des reportages télé, avec de vraies prises de vue, et les commentaires du journaliste. Formulaires, filiales du supermarché avec des clients, images d’archives d’employés… Au moins aussi dispendieux que les animations et les montages habituels de Zero, mais moins poseur, pense-t-elle.
« J’ai un serveur, murmure Chander sans même lever les yeux de l’écran. En Allemagne. Sans doute un relais. »
Cyn se concentre sur la belle femme noire de la vidéo. Vêtue d’une robe à fleurs, elle se tient debout devant une poubelle. Un bandeau la présente comme étant Takisha Washington.
« J’ai travaillé pendant sept ans dans la filiale où se trouve également la direction administrative de Barner’s », explique-t-elle dans son argot américain.
« Qui a fait cette interview ? » s’enquiert Anthony. Il demande à Jeff et Frances de mener sans plus tarder des recherches sur cette femme.
« J’étais en pause, continue-t-elle. Je devais jeter un truc dans la poubelle. Et j’ai trouvé cette putain de liste. » Elle brandit un morceau de papier froissé. « Vous savez bien. Un gars du service du personnel a balancé ça, au lieu de le foutre au broyeur. Il a pensé à rien, ce gars. »
« Un serveur au Brésil, fait Chander. Zero a bien nettoyé ses traces. »
« Je l’ai regardée, la liste, et j’ai vu mon nom. Un truc bizarre. Regarde donc. »
Elle désigne un tableau avec des noms et plusieurs colonnes de chiffres.
« Je l’ai ! » s’écrie Jeff.
Anthony est derrière lui, il scrute l’écran.
« Takisha Washington. Regardez-moi ça ! C’est bien son visage. Y compris ses données de contact. »
Anthony pianote sur son smartphone. Cyn a des difficultés à se concentrer sur la vidéo.
« Je savais bien qu’ils voulaient virer des gens. Alors je me suis dit que la liste avait quelque chose à voir avec ça. Je l’ai emportée chez moi. »
La vidéo prend de nouveau des airs de reportage télé. Celui qui a filmé ça pourrait leur donner des indices concernant Zero. Ils doivent parler à Takisha Washington.
« Quelques jours après mon licenciement, je reçois une lettre de ma banque. » Elle sort un courrier. « Ils avaient annulé la plus grosse partie de mes prêts. Je devais tout payer d’un coup. Pardon ? Mais je venais de perdre mon boulot. Comment je pouvais faire ? Sinon, ils bloquaient ma carte en plus. Alors quoi ? Qu’est-ce que je pouvais faire ? Je devais payer les loyers, j’avais deux enfants à l’école. Leur père me donne pas un rond. J’ai dû vendre ma caisse. Le délire ! Et puis après, c’est mon proprio qu’a appelé. Il se faisait du souci parce qu’il pensait que j’allais pas payer mon loyer. Il avait pas tort. Je voulais faire n’importe quel boulot. Même les pires, mais je pouvais pas sans voiture. Ma carte de crédit était bloquée, la banque me menaçait. »
« Pas possible ! » murmure Chander à côté de Cyn. Mais pas à cause de l’histoire de Takisha. Ses doigts survolent le clavier encore plus rapidement.
Cyn se demande ce qu’il a bien pu dénicher… mais il faut bien que quelqu’un regarde attentivement la vidéo.
« Au bout de deux mois, mon proprio m’a foutue dehors. Je me suis retrouvée à la rue avec mes deux mômes. » On la voit sur le trottoir d’une banlieue défavorisée. « Plus de boulot, plus de fric, plus de bagnole, plus d’appart. J’ai trouvé des plans pour squatter chez des amis, mais juste deux semaines. En faisant mes bagages, je suis retombée sur la liste. Je l’avais oubliée. J’ai voulu la jeter, et puis j’ai pris le bus pour aller à mon ancien travail. Je l’ai montrée à l’une des meufs des RH. Elle est devenue toute rouge et m’a demandé d’où ça venait. Puis elle a dit que c’était pas important. Puis que c’était la propriété de l’entreprise et que je devais la rendre. Je l’ai pas fait, hein. Mais j’ai pris un avocat. Il était bon. Les colonnes, c’était les notes de différents mécanismes d’évaluation utilisés par Barner's. Barner’s Human Ressources, le système interne de la boite, un truc général, et un sous-système, Barner's Social pour les aspects sociaux. Y avait d’abord ManRank. L’avocat m’a dit que c’était un genre de truc nouveau pour évaluer les gens sur Internet. Je connaissais pas. Une chance, selon lui. Pas parce qu’ils ont utilisé ManRank. Mais parce qu’ils ne m’avaient pas dit qu’ils le faisaient. Ils devraient alors me rendre mon boulot. Et alors, bordel ! J’avais tout perdu ! Ils ont une idée de comment c’est dans la rue ? J’ai atterri là à cause d’une liste de merde ! On peut comprendre ça ? Je veux dire, j’ai déjà entendu des histoires où les gens ont perdu leur boulot en postant des trucs sur Facebook, ou ils n’ont pas eu de prêt ou de boulot parce qu’on trouve encore sur Google des vieux communiqués de plus de quinze ans ou quoi, où on parle de la saisie de leur baraque. Putain, faut faire gaffe à tout ça, aujourd’hui ?
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