Un court instant, Cyn croit reconnaître le visage du patron de Google avant qu’il ne se métamorphose en celui du patron de Facebook.
« Facebook, le livre des visages. Eux aussi ils ont eu leurs problèmes et leurs scandales. Ils ont pourtant des milliards de membres. C’est ce que doit penser votre chiotte : il faut manger de la merde ! C’est bon la merde, impossible que des millions de mouches se trompent. » Zero marque une pause. « Mangez de la merde ! Chacun de vous ! Toi ! Oui, toi qui regardes cette vidéo ! Tu te fous de ce qu’ils savent de toi ou de ce qu’ils en font ? Mais qu’il se passe quoi que ce soit et tu te plains ! “Comment c’est possible ? Pourquoi ont-ils le droit de faire ça ? Je ne savais pas !” Faux ! Tu ne voulais pas le savoir ! Tant que les géants d’Internet te font miroiter quelques avantages, tu marches dans la combine. Et tu trouves ça confortable ! Combien de temps encore allez-vous accepter ? Défendez-vous ! Votre oligarchie des données n’aura pas ma peau ! Mon âme n’est pas à vendre ! Et n’oublie pas qu’il faut terrasser l’hydre des données. »
Hé, parents, savez-vous ce que fait votre progéniture ?
Sa gorge se serre. C’est donc à ça que faisaient allusion les deux connards ! Le monde entier peut identifier sa fille sur cette vidéo !
« Enculé ! souffle Eddie. On est dans une vidéo de Zero…
— Surveille ton langage, jeune homme, le sermonne sa mère. C’est qui d’abord, ce Zero ?
— Maman ! »
Avant que qui que ce soit ne puisse répondre à Annie, le téléphone de Cyn sonne de nouveau. Elle connaît ce numéro.
« Salut Cynthia ! la salue Anthony. Comment va ta fille ? Quelle histoire ! T’as écrit un papier ? T’as une vidéo ? Une interview avec ta fille ? Une exclu pour le Daily ? »
Elle raccroche sans un mot.
C’est à propos de vos réactions que je devrais écrire quelque chose !
Presque simultanément, les téléphones de Sally et d’Eddie sonnent.
« Ne répondez pas ! » leur intime Cyn.
Dehors, les vautours frappent à la porte, criant son nom. Elle hausse les épaules. « Navrée ! Je m’excuse pour eux.
— Je suis désolée », dit Viola. Désemparée, elle poursuit : « Cette vidéo… on n’avait aucune idée… »
Cyn se retient d’exprimer son opinion sur ce genre d’appareils et leur usage et réconforte sa fille. « Personne ne pouvait savoir. Va plutôt dans le salon avec les autres. »
Le bruit à l’extérieur se fait plus fort, les voix sont plus nombreuses. Elle regarde par le judas.
« Génial. Ils sont cinq maintenant.
— Mon Dieu ! soupire la mère d’Eddie. Ils vont nous assiéger ? Comment peut-on sortir ? Tu peux pas leur parler ? Entre collègues ?
— Oublie. Ils veulent du scoop. »
Un autre appel d’Anthony, qu’elle ignore.
« On pourrait appeler la police ?
— Quand ils apprendront que je suis moi-même journaliste, ils me riront au nez.
— Ça veut dire qu’on est enfermés ici ?
— Pas forcément », intervient Eddie qui tape précipitamment sur son smartphone.
« Une de tes Act Apps a un conseil à nous donner ? » lui demande Sally tout en tapotant elle-même sur son clavier. « Une app pour ce genre de cas. Pour les relations publiques. Pourquoi n’avons-nous pas été prévenus ?
— On vient de le faire, répond le jeune homme. Comment crois-tu que j’y aie pensé ?
— Pareil pour moi, confirme Viola. Et notre nombre de points a même grimpé. Parce qu’on est plus connus.
— Super ! » s’exclame Sally.
Cyn ne comprend rien à cette conversation.
« Qu’est-ce que vous faites, bon sang ? s’impatiente la mère d’Eddie.
— Surveille ton langage, jeune femme ! ironise son fils, sans lever les yeux de son appareil.
— Écoutez-moi. Pas besoin d’Act Apps. Ils veulent que nous nous exprimions ? On va leur en donner. Depuis quand j’ai besoin des journalistes pour m’exprimer ? »
Super, pense Cyn. Ma propre fille me met au chômage.
« Voici ce qu’on va faire », commence Viola.
Sitôt qu’elle a expliqué son plan, ils se postent tous devant la porte avec leurs téléphones. Ils ajustent la chaîne de sécurité afin que la porte ne puisse que s’entrouvrir.
Au signal de Viola, Cyn ouvre. Les reporters crient à tout-va. Les six assiégés passent leurs téléphones à l’extérieur, puis les rentrent avant de refermer précipitamment.
L’humeur massacrante de Carl plane dans la salle de réunion à la manière de relents putrides. C’est la seconde fois en une journée qu’il rassemble ses troupes.
« Il manquait plus qu’eux », s’énerve-t-il tandis qu’est projetée la vidéo de Zero sur le mur d’écrans. « Ils me les brisent. Ils se prennent pour qui ? Savonarole ? Howard Beale ? »
Il donne la parole à Alice. Il sait que dans de telles situations, il peut compter sur son professionnalisme.
« Considérons les aspects positifs de la chose. Piotr, à toi de jouer.
— Comme prévu, nous profitons du battage médiatique autour de ce qui s’est passé au cours de ces dernières heures. Nous constatons une croissance massive, particulièrement en Europe de l’Est. L’effet Newtown. C’est pareil pour l’intervention de Zero. On a même des chiffres précis à ce sujet. » Il projette un graphique avec des courbes colorées. « Il y a une corrélation entre la hausse du nombre de vues de la vidéo de Zero et celle de notre nombre d’adhésions. Depuis le President's Day, les deux chiffres ont explosé. Rien qu’au cours des dernières vingt-quatre heures, nous avons gagné plus de onze millions d’utilisateurs. Aucune de nos campagnes n’avait réussi cet exploit. Freemee profite pleinement des vidéos critiques de Zero à son égard.
— Quoi ? Il parle de nous aussi ? » demande Carl au comble de l’énervement. « Que nous reprochent-ils ?
— Que nous attribuions des points, notre système de valeurs, la possibilité d’influencer des faits et des gestes, bref, comme d’habitude.
— Ils nous critiquent et on en profite ? demande Carl.
— Encore l’effet Newtown, dit Alice.
— Heureusement qu’ils n’en savent rien, rigole Will. Sinon, ils n’en parleraient plus.
— Ou ils s’en foutent.
— Quoi qu’il en soit, la popularité de Zero ne va pas faire long feu s’ils ne commettent pas de nouvelles actions spectaculaires. »
Piotr présente une courbe qui décroît aussi brutalement qu’elle monte. « Voici ce qu’il risque de leur arriver.
— Dommage, regrette Will. Si leur cote de popularité baisse, alors on regardera moins leurs vidéos et s’en sera fini des effets positifs pour nous.
— C’est vrai, acquiesce Alice. Nous devons faire en sorte que ce groupuscule reste au top. » Elle marque une pause. « J’ai une idée, je crois.
— Zero nous traite de méchants et tu veux les faire bosser pour nous ? interroge Carl.
— T’as bien vu les chiffres de Piotr.
— Oui, oui. Et qu’est-ce que tu veux dire ?
— Les réactions hystériques des gens le prouvent bien : les chasses à l’homme fascinent l’être humain. D’autant plus lorsque les traqués divisent la société en deux camps. Pensez à Edward Snowden. Pensez à tous ces articles enflammés ! Au suspense quant à l’endroit où il obtiendrait l’asile. On imagine tout de suite un film.
— Mais ça ne dure que quelques jours, objecte Will.
— Il faut faire en sorte que l’intérêt reste vif et ne pas laisser retomber la sauce. Toutes les séries télé fonctionnent ainsi. »
Elle tapote rapidement sur son téléphone et fait apparaître l’affiche d’un film sur l’écran : Le Fugitif.
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