L’homme d’action n’aime pas les grands discours. « Je parie qu’il s’agit de l’ami d’Adam Denham, Eddie Brickle, et de la journaliste britannique…
— En premier lieu, oui. Nos programmes m’ont d’ailleurs alerté personnellement. Ces deux-là ont l’air aussi inoffensifs que tous les autres. Mais si les algorithmes le disent…
— On utilise depuis plusieurs années chez EmerSec des systèmes identiques pour combattre le crime et le terrorisme, et tu sais à quel point leurs prévisions sont fiables. Brickle sera manipulé par Carl grâce à Freemee. On garde un œil sur lui. Idem pour Bonsant.
— J’aimerais éviter une seconde affaire Joszef.
— C’est ce que nous voulons tous, acquiesce Joaquim. Il n’y a pas besoin d’intervenir. Dans le cas de Joszef, il fallait faire vite. Les algorithmes avaient calculé qu’il y avait 90 chances sur cent qu’il parle. Chez Brickle et Bonsant, c’est 20 %, max.
— Et s’ils découvrent le pot aux roses ?
— S’ils tombent sur les trois mille morts, alors on aura recours aux procédures classiques. D’abord, détourner leur attention. Si ça ne suffit pas, on leur proposera un beau paquet d’actions Freemee qui les rendra riches.
— En somme, on essaiera de les acheter.
— Oui. Il est très rare qu’il faille mettre quelqu’un hors circuit. Ce genre de choses risque toujours de ne pas passer inaperçu.
— Très bien. Et sinon ?
— Presque rien. Un type à Toronto, deux à Los Angeles, deux à Berlin et une fille de Sydney flirtent avec les 3 %. Ils publient sur des blogs. Des spéculations, sans aucune action. Pas plus dangereux que tous les partisans de la théorie du complot. Personne n’a pu mettre en évidence des faits tangibles. D’ailleurs, nous ne sommes encore jamais tombés sur quelqu’un qui a réellement essayé.
— Parfait. »
Henry redresse son arme.
Il remet son casque antibruit et ses lunettes de protection, salue son interlocuteur d’un signe du menton, se tourne et lève le canon. « Ho ! »
Cyn et les jeunes gens débarrassent les assiettes auxquelles sont collés des restes de spaghettis. Un fumet de bolognaise emplit encore la pièce. On sonne à la porte.
Annie Brickle salue Cyn en la serrant dans ses bras, puis fonce dans la cuisine. Son fils se dérobe adroitement à son accolade. Elle arrive directement de son travail dans une boutique et accepte bien volontiers la proposition de Cyn de boire un verre. Les deux femmes sont amies depuis que leurs enfants sont sur les bancs de l’école. Le père d’Eddie a quitté sa femme deux ans après que celui de Viola a pris la tangente, peu de temps après la naissance de sa fille.
Annie se laisse tomber sur une chaise de la cuisine et demande aux enfants de lui raconter ce qu’il s’est passé. Le premier choc s’étant éloigné, leurs propos sont plus ordonnés. Cyn sent chez eux un mélange de colère et de tristesse.
Eddie laisse parler les jeunes filles pour pouvoir lire une notification sur son téléphone. Il est soucieux. C’est maintenant au tour de Viola de consulter son mobile, la mine préoccupée. Excitée, elle tapote sur le clavier. Cyn trouve agaçante l’impolitesse de ces jeunes toujours scotchés à leurs appareils, y compris lorsqu’ils sont en société. Elle est sur le point de leur faire une remarque lorsque la sonnerie de son propre portable retentit. C’est un collègue d’un journal concurrent. Tout en décrochant, elle se rend dans le couloir.
« Ta fille y était ! » s’exclame-t-il après les habituelles formules de politesse. « Comment tu te sens ? As-tu mauvaise conscience ? »
À vrai dire, cet homme ne la laisse pas indifférente. S’il ne cessait de souligner à quel point il est heureux dans son couple, elle se laisserait même complètement séduire. Mais à sa question, elle se met en colère.
« Et pourquoi ? le rembarre-t-elle.
— Parce que ta fille fait ce genre de choses.
— Quoi comme choses ?
— Tu n’as rien à me dire, alors ?
— Sans doute pas », répond-elle avant de raccrocher.
Elle repense au lieu de la fusillade. L’un de ses collègues l’aurait-il donc vue ? À moins que la police n’ait communiqué le nom de Viola ? Alors qu’elle retourne dans la cuisine, la sonnette d’entrée retentit. S’attendant à voir la mère de Sally, elle ouvre et tombe nez à nez avec deux hommes, dont l’un tient une caméra.
« Salut Cynthia, lance l’autre. T’as un truc exclusif, hein ? Ta fille est là ?
— Au cas où tu saurais ce que fait ta progéniture, glapit le cameraman. On aimerait bien lui parler. »
Cyn les connaît. Ils travaillent pour deux feuilles à scandales. Elle essaie de refermer la porte, qui vient s’écraser sur le pied que l’un des journalistes avait introduit dans l’ouverture.
« Et te parler aussi, tant qu’on y est. Es-tu une mère indigne, ainsi que l’affirme Zero dans sa dernière vidéo ? »
Mère indigne ?
« Quelle vidéo ?
— Elle l’a pas encore vue, dit l’un d’eux.
— Ça en a tout l’air », insiste l’autre, d’une voix de fausset.
« Alors, la mère ou la fille ? Qui passe la première ? »
Elle parvient à claquer la porte en les insultant de tous les noms. Le cri de douleur que pousse l’homme qui avait son pied dans l’entrebâillement lui donne au moins un peu de satisfaction.
« Vautours ! » persifle-t-elle en s’adossant au mur.
« C’est des collègues à toi », lui rappelle Viola, qui a fait son apparition dans le couloir en compagnie des autres. « Tu crois que tu vas t’en débarrasser comme ça ? »
Ils entendent des voix et des coups de poing contre la porte.
« Ils vont nous assiéger, merde ! jure Cyn. Et ce n’est probablement que le début. De quelle vidéo parlent ces imbéciles ? »
Eddie lui rend un smartphone. « De celle-ci, je suppose. »
L’étrange transformation du visage de Zero se déplace dans les enregistrements des caméras de sécurité de Mare Street comme s’il était un reporter en plein milieu de l’action.
« Voici donc où nous en sommes, commence-t-il. Aujourd’hui, à Londres, deux personnes ont été tuées par balle et plusieurs autres grièvement blessées, parce qu’un jeune homme oisif s’est lancé dans une chasse à l’homme. »
Alors que l’image se fixe, Zero continue de s’y déplacer jusqu’à s’arrêter à côté d’Adam.
« Équipé de smartglasses, il scannait les passants », continue Zero tandis que les images s’animent de nouveau. On voit maintenant le point de vue d’Adam grâce aux enregistrements des lunettes. Autour de lui, des gens en mouvement. Devant lui apparaissent Viola et Eddie.
« Merde, c’est nous ! » s’exclame Viola.
« Et tout ce qu’il voyait était enregistré sur son profil Freemee. Hé, parents, savez-vous ce que fait votre progéniture ? » demande-t-il tandis qu’un carré bleu encadre le visage d’un homme et qu’apparaît l’avis de recherche de Lean Trevor.
« Le jeune homme identifie un criminel. Sans savoir s’il est accusé de quoi que ce soit, s’il vient d’être condamné ou s’il est en cavale, il décide de le suivre. Pour sa malchance. En effet, il ne survivra pas à sa découverte. »
Les images accélèrent jusqu’au moment où Lean sort son arme et tire sur son poursuivant. L’enregistrement cesse alors.
« Qu’est-ce qui a transformé ce sympathique jeune homme en shérif ? Le souhait, l’envie d’être remarqué ? En tout cas, il a réussi », commente le pirate sous les traits d’un vieil homme.
« Mais on ne peut rien lui reprocher. Là, dehors, autour de vous, ils se livrent tous à cette chasse à l’homme. Les banques, les organismes de cartes de crédit, les supermarchés, les constructeurs automobiles, les marques de vêtements, tous. Des moteurs de recherche. »
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