— C’est comme le massacre d’écoliers à New York fin 2012 », remarque Piotr, le chef du département des statistiques, un géant de deux mètres aux cheveux longs, portant un bouc et à l’estomac proéminent. « On aurait pu croire, après une telle catastrophe, que les ventes d’armes baisseraient mais, au contraire, elles ont grimpé en flèche.
— Super comparaison », ironise Will, dédaigneux. « Quelqu’un d’autre ?
— Laissons donc tout cynisme de côté. Sortons de leurs tiroirs nos stratégies de communication », intervient Alice en regardant à la ronde. « Nous savons comment traiter ce genre d’affaires. Exprimer toutes nos condoléances et témoigner notre compassion aux personnes concernées, souligner les avantages de nos produits, rappeler leur utilisation correcte et les dangers d’un mauvais usage, puis nous faire distants. C’est comme pour les meurtres liés à Facebook. Les médias traditionnels en ont d’abord fait des gorges chaudes, puis, au bout de deux jours, l’affaire était oubliée. Quant aux articles des médias en ligne, leur durée de vie est de quelques heures seulement, l’important, c’est que nous les utilisions à notre profit. Nous avons assez d’arguments. » Elle penche la tête sur le côté, Will n’a d’yeux que pour elle. « Ainsi, nous pouvons par exemple souligner les avantages de notre programme de sécurité. Si Adam avait eu la version payante de notre logiciel d’analyse criminologique, il aurait alors été averti de la probabilité que Lean ait une arme et soit prêt à en faire usage. Il ne se serait jamais retrouvé dans cette situation.
— Il faut de nouveau s’attendre à des débats autour des logiciels de reconnaissance faciale, intervient Will. Et on exigera que nous en restreignions les possibilités pour revenir au stade de développement antérieur, quand ils ne pouvaient identifier que les visages d’un cercle d’amis parmi les utilisateurs.
— Nous ne sommes pas les seuls à proposer ces produits », observe Carl Montik.
Il est l’un des créateurs de Freemee, son président-directeur général, responsable de la recherche, de la programmation et du développement. Il fait plus vieux que ses vingt-huit ans mais porte bien, il est d’une constitution athlétique. Comme à son habitude, il se tient en retrait.
« Depuis que Meyes s’est lancé voilà quatre mois et ne s’est pas laissé racheter comme Face 0212 de Facebook, on trouve aujourd’hui au moins vingt-quatre programmes différents. En outre, ce jeune homme aurait tout aussi bien pu reconnaître le criminel après avoir vu sa photo sur Internet. On trouve ces avis de recherche partout, pas uniquement sur les pages de la police. Et n’oublions pas le nombre de fois où des délinquants se sont fait pincer grâce à notre logiciel. »
Il se balance en arrière. Un rayon de soleil fait étinceler son crâne rasé.
« Je résume : ni les lunettes ni la reconnaissance faciale ne sont responsables de ce qu’il s’est passé. Adam Denham a suivi cet homme de son propre chef. Le programme l’a invité plusieurs fois à cesser de le suivre.
— Pourquoi n’en a-t-il rien fait ? demande Alice.
— Un taux d’adrénaline élevé. Malheureusement, impossible de le détecter pour l’instant. C’est en développement. »
Alice jette un rapide regard à Will, puis prend la parole sur un discret hochement de tête de sa part.
« Au fond, la question n’est pas de savoir comment nous nous sortirons de ces débats sans dommages. Ils ne nous porteront pas préjudice, bien au contraire. Mais nous devons faire en sorte qu’ils durent le plus longtemps possible. Sans toutefois ennuyer les gens. Comme je l’ai déjà dit, si nous étions cyniques, nous souhaiterions que la même chose se reproduise. Mais nous ne pouvons pas laisser mourir des jeunes hommes tous les jours, non ? »
« Si tu savais », murmure Henry Emerald. Il est de ces hommes qui ont l’air jeunes malgré leurs cheveux blancs.
Costume et chemise sont taillés sur mesure, la cravate en soie a été faite à la main dans un village de montagne en Italie. La lumière du jour, qui passe à travers les portes vitrées aux battants finement décorés et hautes comme la pièce de la façade sud, fait régner une atmosphère à la Vermeer. Derrière s’étend un gazon entretenu, bordé par un bois. La pièce est si grande qu’on pourrait y faire rentrer des maisons entières. Une construction typique du Gilded Age américain. Au milieu de cet intérieur d’époque bien tenu et parmi toutes les antiquités de valeur, l’écran moderne posé sur le lourd bureau sombre a l’air d’un insecte exotique. Henry Emerald est installé dans un profond fauteuil en cuir, la main sur le menton, attendant un invité. Code 705. Ils ont envisagé tous les scénarios. Pour les plus critiques, il y a des codes. En fonction de leur gravité, certains responsables sont tenus informés. Le 705 est tout en haut de la liste. Mort d’un utilisateur de Freemee, en lien avec un criminel identifié à cause de la reconnaissance faciale de lunettes connectées. En lien également avec l’expérience secrète.
Sur son écran Carl Montik, assis dans son bureau, apparaît. Il porte des smartglasses qui lui permettent de participer à cette visioconférence. Henry préfère l’écran, et même les conversations de vive voix. Ce n’est pas parce qu’il investit dans les technologies modernes qu’il doit les utiliser. Hormis naturellement une connexion hautement sécurisée et les techniques de cryptage les plus pointues.
« Que s’est-il passé ? » demande Henry.
Carl montre à Henry le profil Freemee d’Adam Denham. Sur la première photo, on voit un adolescent grassouillet dont la coupe de cheveux n’a pu avoir été faite que par sa mère. Sur la suivante, c’est un jeune adulte sûr de lui et attirant. Sous la galerie de photos, l’habituelle vue d’ensemble avec des symboles, des graphiques, des tableaux. Une boule blanche et brillante tourne au-dessus. Chez Freemee, on l’appelle « la boule de cristal ».
Leur botte secrète, leur application killer. Le secret du succès de l’entreprise, souvent copié, jamais égalé.
« Du loser au mec cool, commente Henry. En six mois seulement. Trop cool, même.
— Niveau 7 de l’expérience, commente Carl. Une très importante transformation des valeurs.
— Jadis, il n’aurait pas suivi le criminel. Je pensais que nous maîtrisions cela ?
— C’est le premier depuis un mois. Au sein des groupes de l’expérience, le nombre des morts non naturelles a atteint la moyenne nationale depuis 28,5 jours. Adam Denham est une exception. La rencontre avec Lean est fortuite. C’est le fruit du hasard.
— Son comportement dans un tel cas était tout à fait prévisible, objecte Henry. De même que chez les autres individus test qui se sont surévalués, qui sont devenus dépressifs ou fous. Trois mille morts ! Autant que le 11 Septembre ! Cette putain d’expérience est une épée de Damoclès !
— Dois-je te rappeler que tu la voulais aussi, cette expérience ? » rétorque Carl sans se laisser impressionner.
« Si jamais ce que les algorithmes ont provoqué est rendu public, alors Freemee pourra mettre la clef sous la porte. Et nous, nous irons derrière les barreaux. Dans le meilleur des cas.
— Les algorithmes n’ont rien provoqué. Ce n’est pas eux qui ont tiré sur Adam Denham. Et c’est pareil pour les autres. C’est eux qui ont conduit trop vite ou qui se sont jetés d’un pont, pas les algorithmes. »
Mais ils les y ont conduits, songe Henry. Et nous sommes bien placés pour le savoir.
« Et puis les trois mille cas passent inaperçus parmi les cent soixante-dix millions d’utilisateurs Freemee, ajoute Carl. Moins d’un mort pour mille parmi les cinq millions de sujets de l’expérience.
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