— Joszef les a remarqués, lui rappelle Henry.
— Heureusement ! Sans quoi nous les aurions nous-mêmes peut-être découverts trop tard. Mais Joszef était un génie. Et en tant que directeur du département des statistiques, il avait accès aux données concernées, que nous avons verrouillées depuis. Quelqu’un d’autre aurait pu accéder à ces données et ça aurait été pire. »
Henry n’est pas convaincu.
« Pourquoi le programme a-t-il remarqué ces deux Londoniens, Edward Brickle et Cynthia Bonsant ? Un lycéen et une journaliste old school.
— Je sais », répond Carl, la mine pincée. « Le bon sens nous dit qu’ils sont inoffensifs. Mais nous ne devons pas compter sur la chance. Les données parlent une langue claire. »
Henry sait à quel point Carl fait confiance aux montagnes de données. Bien plus qu’aux sentiments humains et à la logique. Les hommes, en effet, cherchent la cause de toute chose. Et tombent souvent sur la mauvaise parce qu’ils ne disposent pas de suffisamment d’informations. Ils pensent, par exemple, que leur chef tire la gueule à cause d’une discussion houleuse qu’il a eue le matin. Peut-être s’est-il disputé avec sa femme, peut-être a-t-il mal dormi. Ils n’en savent rien.
Bien entendu. Carl, souvent, ne trouve pas de cause en fouillant dans les données. Mais à quoi bon chercher davantage puisque les algorithmes lui proposent des réponses immédiates ?
« Le problème est le même que pour l’herbicide, le sucre et le diesel, assure Carl. Chacun de ces éléments est inoffensif en soi. Mais leur mélange les rend hautement explosifs. »
Carl ouvre le profil d’Edward Brickle.
« C’est un très bon ami d’Adam Denham et un témoin de sa mort. Il fait partie de l’expérience, niveau 4. Transformation moyenne d’environ 60 % de ses valeurs.
— Ça signifie qu’il a pu s’apercevoir de la rapide transformation de Denham, réfléchit Henry. Il n’est pas à exclure qu’il ait des soupçons. »
L’autre acquiesce. « S’il savait qu’il y a quelque chose à découvrir, alors il essayerait très probablement.
— Serait-il en mesure de le faire ?
— Brickle est une brute en informatique. La probabilité qu’il trouve quelque chose est donc forte. C’est lié également à l’influence qu’exerce Cynthia Bonsant sur lui. Ils se connaissent bien, le garçon est amoureux de Viola Bonsant. Lorsqu’il est en sa compagnie, ses indicateurs changent visiblement ; pouls plus rapide, résistance de la peau plus faible, etc. »
Carl fait apparaître les données concernant Cynthia. « Elle ne compte pas parmi les utilisateurs de Freemee mais ce que nous savons d’elle nous suffit. Elle est journaliste. Ce qui n’est pas fameux. Toujours à la recherche d’une histoire à raconter. Avant la naissance de sa fille, elle était freelance , elle faisait de l’investigation. Dans certains domaines, elle est supérieure à la moyenne de ses collègues : curiosité, ténacité, vérité, transparence, sens des responsabilités, passion. Cette femme aime créer des difficultés et se mettre en position délicate. Lorsqu’elle mord un os, elle ne le lâche pas de sitôt. Si j’additionne Bonsant la curieuse et Brickle le rasé, j’obtiens une probabilité de 19,38 % qu’ils découvrent le pot aux roses. C’est bien plus élevé que jusqu’alors. »
Henry sent l’inquiétude l’envahir. « Ton plan ?
— Je change les réglages de Brickle et de la fille de Bonsant. Elle utilise Freemee. D’après les données, elle n’est pas amoureuse d’Eddie Brickle, mais peut-être puis-je l’amener à détourner son attention et à l’empêcher de fouiner. »
Il ouvre une page noircie de lignes de code auxquelles Henry ne comprend rien. Carl en réécrit quelques-unes, en efface d’autres, en ajoute.
« Leur programme va leur donner dès maintenant des conseils pour les orienter dans ce sens sans qu’ils se rendent compte de rien, explique-t-il. Par ailleurs, j’augmente le niveau de difficulté de ce qu’on attend d’eux, afin que le programme les fasse penser à autre chose et les pousse à atteindre leurs limites. Je vais essayer également d’influencer Cynthia Bonsant à travers sa fille. Dans son cas, mon champ d’action est plus limité.
— Il est plus que temps d’en finir avec cette expérience, afin que tu puisses laisser la sale besogne à d’autres. Tes missions souffrent de ce manque de prévisibilité.
— Je sais bien. J’aurai les résultats finaux de l’expérience dans quinze jours, ceux du vote municipal d’Emmerstown dans quatre. Et ce sera sensationnel. Ensuite, on commencera la mise en œuvre. »
Henry met fin à la communication. Il ne peut laisser ça à Carl tout seul. Il passe encore un bref appel pour convoquer quelqu’un dans sa propriété. Avant son arrivée, Henry souhaite faire ses exercices de concentration. Il quitte la pièce par la porte à double battant, au milieu des sept autres, et se rend à l’extérieur, sur l’herbe tendre.
Cyn se renverse en arrière sur son siège. Sur son écran passe la dernière vidéo de Zero. Peu à peu, elle trouve du plaisir à l’écouter.
« Eh oui, Mister Président ! Voilà ce que ça fait d’être observé jour et nuit alors qu’on veut être tranquille. » Une voix indéfinissable au timbre qui l’est tout autant commente la vidéo où l’on voit courir les gardes du corps. Le visage du Président apparaît. Une animation le fait se transformer en celui du secrétaire à l’Intérieur, puis en celui du directeur du FBI, puis en ceux de la CIA et de la NSA, tandis que Zero poursuit : « Nous avons rendu visite au Président pendant ses vacances, même si cela nous a coûté quelques belles petites machines. Tu trouves la vidéo en ligne partout », dit-il en ricanant. « On vous souhaite bien du plaisir. Quant à nous, nous préférons l’anonymat. Et n’oublie pas qu’il faut terrasser l’hydre des données. »
« Le making-of , plaisante Jeff. Zero l’a posté ce midi.
— Il a du cran, marmonne Charly. Il doit pourtant bien savoir que les Américains vont retourner le monde entier pour trouver sa trace. Vous avez vu les cours de la Bourse ? Ils se sont effondrés après l’attaque.
— Parano américaine », fait Jeff.
Cyn doit s’habituer à ses nouveaux voisins, de même qu’aux bruits de cette ruche sonore communément appelée rédaction. Jeff et Charly ne cessent de bavarder, y compris lorsque Cyn travaille sur un texte.
« Au moins, c’est en lien avec l’article que j’écris, grogne-t-elle.
— Pourquoi t’écris encore des textes ? »
Anthony se penche sur son épaule. Les mains sur les hanches, il fixe l’écran de la journaliste. « Je veux voir des choses modernes ! Des graphiques animés, des vidéos ! Des… »
Le téléphone de Cyn sonne.
« Les portables doivent être sur vibreur, dans la salle de rédaction ! » lui rappelle le rédacteur en chef d’un ton d’adjudant.
Cyn éteint la sonnerie.
Sur l’écran, une photo de sa fille. Elle s’apprête à rejeter l’appel lorsqu’Anthony lui signifie d’un geste emphatique qu’elle peut répondre.
Viola sanglote, Cyn ne comprend pas un traître mot de ce dont elle parle. Seuls lui parviennent clairement les mots « tirs » et « gravement blessé » entre les pleurs. Elle est prise de panique. Elle s’accroche à son accoudoir pour contenir les tremblements qui l’envahissent.
« Calme-toi, mon trésor !
— Je ne peux pas me calmer ! Adam… Adam est mort ! »
Son sang ne fait qu’un tour. Adam — n’est-ce pas un ami d’Eddie ? Elle demande posément : « Que s’est-il passé ? Où es-tu ? »
Sa fille lui explique tout.
« J’arrive ! »
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