« Tu veux dire que les Act Apps apprennent à me connaître de la même manière que mon entourage ? C’est-à-dire qu’elles savent, à partir de mes réactions, si elles ont raison ou non ?
— Oui, c’est ça. Et, associées à l’analyse des big data, elles te connaissent mieux que toi-même.
— Tu sais me rassurer, en tout cas », dit-elle sèchement. « Et ça va jusqu’où ? Tous les domaines de la vie ? Le programmeur peut-il prédire comment le programme arrivera à telle ou telle décision ?
— Ça dépend. Il y a de plus en plus de programmes pour lesquels ce n’est plus possible.
— Tu veux dire que plus personne ne sait pourquoi le programme, par exemple, conseille d’abattre un avion de ligne ou de tuer un terroriste présumé avec un drone ? Le chef des services secrets dirait alors devant le Sénat américain : “Nous ne savons pas pourquoi. Personne ne le sait.”
— Il ne le dirait pas comme ça, objecte Eddie. Même s’il s’agit de ça. »
La tête de Cyn va exploser. Elle préférerait disparaître de ce nouveau monde. En appuyant sur une touche de clavier, pourquoi pas.
« Les commentaires de notre post ont explosé ! » annonce Viola en regardant son téléphone. « Et presque tout le monde nous soutient.
— Alors ces types dehors nous lâcheront bientôt la grappe », souffle son ami.
Cyn décide de ne plus poser de questions et d’effectuer des recherches plus tard. Elle se sent très réticente à tout ce qu’elle vient d’entendre. Elle ne peut croire que les histoires de science-fiction de sa jeunesse sont maintenant devenues réalité. Sans même qu’elle l’ait remarqué ! D’un autre côté, force lui est de constater que ces programmes de conseil individualisé semblent rudement bien fonctionner. En tout cas, ils ont eu une excellente influence sur sa fille. Elle reste cependant sceptique. Quelque chose de vague la dérange. Elle a le sentiment que derrière l’enthousiasme de ces jeunes gens se cachent des secrets qu’ils ne veulent pas révéler. De nouveau, son téléphone vibre. Énervée, elle prend l’appel.
« Alors, on va l’avoir, ce reportage ? » beugle Anthony au bout de la ligne.
« Pas maintenant en tout cas.
— C’est un refus de travailler, glapit-il. T’es virée ! Demain, t’auras seulement besoin de venir pour récupérer ta lettre de licenciement et toutes tes affaires. »
Cyn lui raccroche au nez. À cet instant, il y a plus important que le Daily.
Derrière la porte, le calme règne. Cyn écarte légèrement le rideau de la fenêtre de la cuisine. Aucun de ses collègues à la lumière des lampadaires ni dans les ombres du crépuscule. Finalement inquiète, elle se demande si le rédacteur en chef était sérieux. Elle ne peut se permettre de perdre son emploi. Elle est prise de panique.
Eddie tapote sur son téléphone. « Plus de cent mille yeabs, likes et autres marques d’approbation. Partagé et retweeté plus de quatre mille fois. L’article le plus lu de plusieurs journaux. »
Cyn est tout de même partagée. Une image, quelques lignes… Ces gamins de dix-huit ans font ça avec autant de routine et de sang-froid que les reporters chevronnés qui tambourinaient à sa porte.
« Je crois qu’on peut y aller maintenant, fait la mère d’Eddie. On te ramène chez toi », dit-elle à Sally.
Après qu’ils ont tous quitté la cuisine, le regard de Cyn tombe sur le portable de sa fille pose sur la table.
Prenez-vous dans les bras avant de vous quitter. Viola. Ça vous fera du bien. Edward en a particulièrement besoin.
Un frisson parcourt l’échine de Cyn. D’où ce maudit programme peut-il savoir qu’Eddie et Sally sont sur le départ ? Viola enlace Sally et plus longuement Eddie.
Elle suit donc à la lettre les conseils de son app.
Une fois leurs hôtes partis, Viola retrouve son téléphone. « Maintenant, je dois vraiment aller réviser.
— Ces conseils sont-ils toujours aussi précis ? » lui demande sa mère.
Elle lui montre l’écran.
Ne t’occupe pas des mathématiques. Il est trop tard. Je t’aiderai à rattraper ce que tu as manqué dans les jours à venir. Fais un peu de physique. C’est le mieux, et ça t’occupera l’esprit.
S’ajoutent au message un titre de livre, des numéros de pages et des liens.
« Ne devrais-tu pas plutôt te reposer ? Après tout ce qui s’est passé ? T’arriveras à bosser ? » s’enquiert-elle, soucieuse. « Je veux dire, votre ami Adam…
— Que je ne fasse rien ne le fera pas revenir. Penser à autre chose, c’est précisément ce qu’il me faut. »
Cyn se demande si Viola a lu cette phrase sur son smartphone. Mais elle ne veut pas se montrer insistante. « Très bien. Je suis là si tu as besoin de quoi que ce soit.
— Merci maman. »
Elle l’embrasse sur le front et la regarde rejoindre sa chambre.
Pensive, Cyn reste dans le couloir, fixant la porte fermée. Les images de la journée s’entremêlent dans sa tête. Son téléphone vibre. Une fois de plus. Elle rejette l’appel sans même regarder de qui il s’agit.
Sur le bureau d’Anthony, quatre téléphones sonnent de concert. Voilà des heures que les journalistes veulent des informations sur Cynthia Bonsant et sa fille. Sa boîte mail est sur le point d’être saturée. Le rédacteur en chef est en ébullition ! Partout, on voit les images du lieu de la fusillade prises par la police. Ainsi que celles où apparaissent Cyn et les jeunes gens prises par d’autres journalistes restés à l’extérieur du périmètre de sécurité. La photo de Cynthia dans l’entrebâillement de sa porte tourne également en boucle. Elles sont quasiment autant diffusées que les captures d’écran du compte Freemee d’Adam, que l’avis de recherche de Lean, et que le pistolet aperçu du point de vue du jeune homme. Et eux, au Daily, ils doivent acheter des images d’agence alors que leur propre journaliste était présente sur place et que sa fille est un témoin clef de l’affaire ! En Grande-Bretagne, ainsi que dans une grande partie de l’Europe occidentale, la mort d’Adam Denham a presque fini par éclipser le President's Day. La nouvelle vidéo de Zero à ce sujet a été visionnée des dizaines de millions de fois. Bon Dieu ! Le Daily aurait pu donner le la si seulement Cyn s’était montrée plus coopérative !
Anthony ne sait pas bien ce qui l’énerve le plus. Cette occasion ratée ou le refus de travailler de sa journaliste, qu’il prend comme un affront personnel.
Elle se prend pour qui, cette morue ? Demain, elle peut prendre ses cliques et ses claques.
Mel, à la tête du service de la publicité et des partenariats, frappe à la grande vitre par laquelle Anthony peut apercevoir toute la salle de rédaction. Il l’invite à entrer.
« Je viens de recevoir une demande dont nous devons rapidement parler.
— Pourquoi rapidement ? Comme si je n’avais pas assez à faire !
— Parce qu’elle est liée à Zero et à notre collègue Cynthia Bonsant.
— Ce n’est plus notre collègue, je viens de la virer.
— Tu devrais y réfléchir à deux fois.
— Et pourquoi ?
— Parce qu’un client potentiel voudrait investir quatre millions de livres. La seule condition, c’est que Bonsant rédige elle-même toute la série d’articles sur Zero, mais selon certaines règles.
— T’as déjà entendu parler de la séparation entre la publicité et la rédaction ? » demande Anthony, non sans ironie.
« Une bonne chose », rigole son interlocuteur.
Et Anthony de rire aussi. « Pourquoi Bonsant ? » demande-t-il après s’être repris.
« Parce qu’elle est devenue connue en raison de sa fille, de la mort d’Adam Denham et de la vidéo de Zero.
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