Une pensée dominait.
Pourquoi ne m’ont-ils pas laissé mourir ?
Sébastien m’arrache à ma rêverie.
— Dis-moi, c’est pour pieuter en calbar devant ton écran que tu m’appelles ?
Je secoue la tête, allume une cigarette.
— Excuse-moi.
Il attrape un croissant.
— Alors ?
Je lui raconte l’histoire, depuis l’appel anonyme jusqu’à l’absence de l’ordinateur en mettant l’accent sur le flingue découvert sous le bureau.
Il avale une gorgée de café.
— Envoie les images.
Il disparaît de l’écran. La première photo du cadavre de Régis Bernier prend la relève.
— Les flics ont prétendu qu’il était mort depuis au moins trois jours.
Sa voix résonne en arrière-plan.
— Mouais. L’odeur ? Tu as vu des mouches ?
— Ça puait, mais pas de mouches. À part la porte de derrière, la bicoque était fermée.
— Passe aux suivantes.
J’aligne la série.
— Qu’est-ce que tu en penses ?
— Tir à bout touchant avec explosion de la boîte crânienne. La matière cérébrale a giclé partout, ce qui signifie flagrance importante de l’odeur du sang et de la poudre. En lieu clos, c’est ce qui prédomine. La tache verte abdominale au niveau du cæcum apparaît entre quarante-huit et soixante-douze heures après. Là, nous sommes en départ de putréfaction. Je valide les trois jours.
D’après les bruits de déglutition, il commente les photos en poursuivant son repas.
— Bon ap’. Je te montre le flingue.
Il zoome sur l’image et siffle d’admiration.
— Desert Eagle, pas mal.
Je n’avais pas identifié le modèle, c’est pourtant l’un des rares que je connaisse. Lara Croft en avait fait son arme de prédilection.
— Tu as vu où il se trouve ? Il est loin du macchabée. Ça n’a pas l’air d’avoir troublé les flics.
— Ça peut s’expliquer. Considérant le recul de ce bijou, tu peux être sûr de te le prendre dans la gueule la première fois que tu l’utilises, surtout si tu n’as jamais fait de tir. C’est une des pires armes de collectionneur.
— Donc, plausible ?
Il hésite.
— Si c’était son baptême du feu, le pistolet a pu valdinguer mais, dans ce cas, il se serait probablement loupé. J’en ai un comme ça, dans mon bled. Il a foiré son coup et s’est fait sauter le maxillaire. Maintenant, il se trimballe avec la gueule cassée, genre 14–18. En plus, il a repris goût à la vie. Pour la drague, je te dis pas.
— En deux mots, si le type s’en servait pour la première fois, c’est possible. Si c’était un habitué de la gâchette, il y a une couille dans le potage.
— On peut dire ça.
— Merci, Seb. Je te laisse rafistoler tes viandes.
Je me déconnecte.
Ce mort m’obsède. Si Bernier était novice en matière d’armes, l’affaire s’arrête là. Il s’est tiré une balle dans la tête et a réussi son coup malgré le recul. Le Desert Eagle a rebondi sur ses genoux et est allé se nicher sous le bureau.
Pour l’appel téléphonique et l’ordinateur manquant, une explication doit exister. Enfin, je suppose.
Autrement, la théorie du flingue volant s’écroule.
Ça change la donne. Rien ne dit que le Desert Eagle appartenait à Bernier. Il s’agirait d’un meurtre camouflé en suicide.
Je tente de construire un scénario.
Le tueur se pointe chez Bernier dimanche avant 19 heures.
Il fait péter la porte, le menace et lui pique son téléphone. Il efface les messages vocaux, la liste des appels et les SMS, puis désactive la messagerie à 19 h 07. Ensuite, il cuisine le type. Gentiment. Si le corps de Bernier portait des traces de torture, les flics l’auraient remarqué et la Crim serait venue.
À minuit, le tueur décide d’en finir et lui tire une balle dans la tête, puis file avec l’ordinateur et le téléphone.
Tout tient.
Sauf deux choses.
Pourquoi commet-il l’erreur de mettre le Desert Eagle sous le bureau, alors que le meurtre était parfait ?
Secundo, de qui provient cet appel, trois jours plus tard ?
Ça ne colle pas.
Mes profs m’ont appris que la mission du journaliste était de se documenter, d’observer les faits sans interprétation, de décortiquer l’actualité et d’utiliser ses connaissances pour faire une analyse pertinente.
Si l’on s’en tenait à ce seul principe, sans aller plus loin, sans remuer un peu la fange, il n’y aurait ni affaire Luxleaks ni scandale du Watergate. Silvio Berlusconi et Jérôme Cahuzac seraient blancs comme neige, on ignorerait que les Américains ont mis en place un programme d’espionnage du Web et personne ne saurait qu’il y a du pétrole et des résidus de silicone dans les frites de chez McDonald’s.
Le moment est venu de donner un peu de piment à ma vie professionnelle.
7 h 55.
Un lingot de plomb brinquebale dans mon crâne.
Pierre et Alfredo sont à pied d’œuvre depuis un bon moment. Ils ont démarré à 6 heures pour parcourir les dépêches de la nuit et lancer les premiers titres.
Alfredo me regarde approcher, l’œil goguenard.
— Viva Brasil .
Je mets un temps avant de faire le lien avec ma chemise jaune et mon pantalon vert.
En guise de réponse, je souffle dans mon poing et imite le bruit d’une vuvuzela.
Je vis en couleurs. Je hais le noir, le blanc et les dégradés de gris cafardeux. La plupart des gens ont l’air de sortir d’un enterrement. J’aime le rouge pétant, l’orange fluo, le jaune citron, le vert pistache. Les couleurs illuminent la vie. Été comme hiver, je ressemble au drapeau de la Gay Pride.
Pierre fait tinter de la monnaie dans sa main et se lève.
— Café ? J’ai l’impression que tu en as besoin.
— Merci, avec deux aspirines et beaucoup de sucre.
Je le regarde s’éloigner.
Ma discussion avec Seb n’a fait qu’embrouiller les choses. Mon imagination me joue des tours.
Simplifions.
Bernier a voulu en finir avec la vie. Il s’est payé un flingue capable d’arrêter une charge de rhino et s’est fait sauter le caisson. Le recul a envoyé son joujou sous le bureau. Trois jours plus tard, le facteur, un voisin ou le laitier a découvert son cadavre. Au lieu de prévenir les flics qui lui auraient posé un tas de questions, le type a préféré téléphoner à un journaliste. Quant à l’ordi, il est cassé ou en réparation.
Point.
Fin du thriller.
Pierre revient avec les jus et la Bomba dans son sillage.
Elle me dévisage, se penche et murmure dans mon oreille.
— Nuit d’ivresse ou nuit d’amour ?
Nos parties de jambes en l’air sont épisodiques. La dernière en date remonte à quelques semaines. Sa vie sexuelle est mouvementée. Elle collectionne les partenaires. Malgré ça, elle aimerait que je sois tout à elle.
Je lui adresse un clin d’œil.
— Curiosité ou jalousie ?
— J’hésite. Passe chez moi demain soir, on va approfondir la question.
À 9 h 58, Christophe se dirige vers la salle de conférences en rameutant les troupes.
— C’est l’heure.
Je prends mon téléphone, mon PC, mon iPad et lui emboîte le pas.
La réunion de rédaction est un moment-clé. Tous les chefs de service y participent. Éloïse et moi devons y rendre compte de l’activité Web et mettre à jour la feuille de route.
Je me dirige vers le fond de la salle et m’affale sur une chaise. Le trajet m’a épuisé. Mes jambes pèsent une tonne, j’ai la bouche sèche et mes oreilles bourdonnent.
La séance est ouverte.
Le score d’audience du Soir en ligne. Stable. En moyenne, nous attirons quelque 250 000 visiteurs par jour.
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