Les véhicules passent à ma hauteur et s’immobilisent dans l’allée centrale. Les portières s’ouvrent, les croque-morts descendent.
Derrière, une femme dans la cinquantaine sort du taxi. Imperméable beige, parapluie rouge, le visage accueillant d’une prof d’histoire. Elle a zappé l’uniforme de circonstance. Elle doit être l’ex-madame, la compagne ou la dernière maîtresse du défunt.
D’une main gantée, elle adresse un signe aux gens venus la soutenir dans cette épreuve. Elle est suivie de près par le chauffeur du tacot.
Un des employés des pompes funèbres soulève le hayon du corbillard, s’empare de l’urne funéraire et la remet à la veuve présumée.
Elle amorce un mouvement de recul avant de la prendre du bout des doigts, avec une moue de dégoût, comme s’il s’agissait d’un pot de chambre.
Monsieur Taxi lui lance un regard hostile et la lui retire des mains. J’en déduis qu’il tient un rôle de premier plan dans la tragédie.
Les funérailles sont propices aux règlements de comptes. À Miami, des inconnus armés de fusils d’assaut ont arrosé une foule massée à l’extérieur d’un funérarium. Bilan : deux morts, douze blessés. Je ne compte pas le cadavre dans la boîte.
L’un des fossoyeurs ouvre la voie tandis que son collègue reste près de la camionnette. La procession se met en marche. La femme qui arrangeait les fleurs se joint au mouvement. Plus on est de fous.
Je les suis à distance respectable en observant le porteur de cendres. On peut fumer dans les cimetières ?
J’imagine qu’il pourrait être le rejeton de Régis Bernier. Dans les vingt-cinq ans. Allure fluette, tifs noirs, teint blême. Il flotte dans son jeans et sa veste militaire. Un anneau traverse l’un de ses sourcils. Le prototype du gringalet qui aimerait en imposer, mais n’en impose pas.
Arrivée d’un SMS.
Ilian.
Slt je cherche une polo ou une golf d’occaz ds les 5000 si tu connais qq
Ilian ne met jamais de point final à ses messages. Avec lui, il n’y a jamais de point final. Il est capable d’échanger une centaine de SMS pour expliquer qu’il n’a rien à dire.
Le trio de tête s’arrête au bord d’une pelouse et attend le solde du peloton. Le moutard échange quelques mots avec le croque-mort, avance de quelques pas, ouvre le couvercle et retourne l’urne.
Les cendres s’éparpillent dans le vent et la pluie.
On finit seul, Régis.
Quand mon tour viendra, je léguerai mon corps à la science. Avec un peu de chance, mon cœur, mes poumons et mon foie me survivront. Au pire, je servirai la cause des carabins. Un étudiant en médecine enfoncera mes doigts dans le camembert d’un camarade, un autre glissera mes oreilles ou autre chose dans la poche de sa petite amie.
Une forme attire mon attention.
L’homme qui se recueillait est toujours là, immobile dans la flotte. À la différence qu’il est devant une autre tombe, placée dans l’axe. Grand, costaud, blond, la quarantaine. Bien qu’il ait la tête penchée en avant, il regarde dans notre direction.
J’essaie de discerner ses traits, la distance et l’averse m’en empêchent.
La cérémonie touche à sa fin. La femme n’a pas prononcé un mot, elle ne semble pas rongée par le chagrin. Le gamin a fait un effort pour rester stoïque, mais son visage est marqué.
Ils se retournent et se mettent côte à côte pour recevoir accolades et poignées de main.
Passé le dernier hommage, ils me regardent, l’air interrogateur.
Je fais quelques pas et m’adresse au fiston.
— Je vous présente mes condoléances.
Il m’agresse du menton.
— Vous êtes qui ?
Je sors ma carte de visite.
— Je souhaiterais vous parler. Pourriez-vous prendre contact avec moi ?
Il examine le carton, m’inspecte de haut en bas.
— Pourquoi ?
— Je suis journaliste.
En arrière-plan, le grand blond se dirige vers la sortie en longeant le mur d’enceinte.
Il poursuit d’un ton menaçant.
— Vous êtes journaliste ? Et après ? Vous connaissiez mon père ?
— J’étais chez lui jeudi matin. C’est moi qui l’ai trouvé et qui ai prévenu la police.
— Qu’est-ce que vous faisiez là-bas ?
Je jette un coup d’œil derrière lui.
L’homme presse le pas, jette un coup d’œil vers l’endroit où nous sommes et quitte le cimetière.
— Appelez-moi, je vous expliquerai.
Je tourne les talons et m’élance vers le portail.
J’émerge au moment où l’homme atteint le bas de la ruelle. Il traverse la chaussée, entre dans une Lexus garée en face et démarre en trombe.
Retour sur Bouillon. Son air pur, son château fort, son parc animalier.
Ça me rappelle quelque chose. C’était il y a cinq ans, après une teuf d’enfer au Roxy, une boîte branchée d’Anvers où on était venus en force par le train.
À l’aube, bien chargés, on a repris le chemin de la gare. Il nous restait une heure à attendre avant le premier train. Jeremy nous a proposé une visite privée du zoo adjacent à la station. On a escaladé les grilles et entamé le tour du propriétaire, rythmé par les commentaires du maître de cérémonie.
« Une girafe, un gnou, un zèbre. »
À un moment, on s’est retrouvés devant l’enclos des lions.
Une idée a germé.
« Qui veut une photo de moi avec le gros matou ? »
Ils ont réagi au quart de tour.
« Chiche !
— Dix euros la tête. »
Ils ont opiné.
« Sortez vos téléphones. »
En plus de l’aire d’observation, une passerelle surplombait le site. J’ai grimpé dessus, j’ai enjambé le parapet et suis descendu le long des rochers.
Arrivé au sol, j’ai évalué le risque.
Le roi de la jungle était en vue, allongé sur le sable. Il m’a repéré, a ouvert un œil et levé la tête.
Une légende prétend que le lion est un flemmard. Il pionce vingt heures par jour pendant que madame gère la boutique et fait les courses.
Les jambes flageolantes, j’ai traversé la brousse à toute vitesse vers la clique. Appareils en joue, ils s’éclataient. Une étendue d’eau et un mur de roche les protégeaient des fauves.
Je me suis planté face à eux, les doigts en V, et j’ai affiché un sourire crispé. Les flashs ont crépité et ils ont arrêté de se marrer.
Je me suis retourné. Mufasa venait vers moi à pas feutrés. Surgie de l’ombre, sa copine en faisait autant, ventre à terre, prête à bondir.
J’ai plongé dans la mare.
L’eau froide m’a en partie dessaoulé. J’ai pataugé jusqu’à la berge et escaladé la muraille en m’attendant à sentir leurs crocs se refermer sur mes fesses.
Les autres m’ont hissé par-dessus la barrière en hurlant comme les passagers d’un Boeing en flammes.
Je claquais des dents, j’étais trempé. Par chance, ils n’ont pas vu que je m’étais pissé dessus. Alerté par les cris, le veilleur de nuit s’est pointé. Il voulait appeler les flics, mais Jeremy est parvenu à le faire changer d’avis. Il a empoché le pourboire et m’a refilé quelques vêtements puants avant de nous foutre dehors.
Quand mon cœur a retrouvé son rythme normal, j’ai claqué dans mes doigts.
« Maintenant, le fric. »
Je conduis d’une main en envoyant un texto de l’autre.
Il repose en paix.
Camille me répond dans les cinq secondes.
C’était bien ?
Première à droite, direction les flics.
Drôle comme une symphonie de Rachmaninov.
Après notre performance au karaoké, les messages se sont multipliés. Nous continuions pourtant à nous vouvoyer. Cela donnait à nos échanges un côté léger, drôle et délicieusement désuet.
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