Les articles les plus consultés. Éloïse énumère les clics et les retweets sur Twitter, le nombre de likes et de partages sur la page Facebook.
Place à la politique intérieure.
Je somnole en faisant tourner mon paquet de cigarettes pendant que la responsable critique l’attitude de la ministre de l’Éducation. Quand l’intervention touche à sa fin, l’écran de mon iPhone s’allume pour m’informer de l’arrivée d’un message.
Camille.
Laquelle ?
Une photo suit.
Robe turquoise. Elle est en équilibre sur un pied, bras tendus au-dessus de la tête, dans la posture d’une danseuse classique.
D’une main, je masque mon sourire.
Deuxième image. Jupe plissée jaune, chemisier à fleurs. Une jambe vers l’avant, les bras croisés sur sa poitrine, les yeux exorbités. Une expression de terreur déforme ses traits.
Les actu du monde. Les Grecs vident leurs comptes.
J’ouvre la troisième en retenant ma respiration.
Pantalon rouge vif, débardeur bariolé. Elle se tient de profil, le buste tordu, les bras en angle droit, style bas-relief égyptien.
Économie. Le manager de l’année. Ceux qui l’ont précédé ont-ils confirmé le bien qu’on pensait d’eux ? Une enquête sur la question serait judicieuse.
Je la joue discret et lui envoie ma réponse.
Celle où tu es poursuivie par des zombies.
Notre deuxième rencontre a été culte. Nous nous la repassons souvent.
Je voulais éviter de tomber dans le même traquenard que la première fois. Je devais rattraper mon retard et rétablir un semblant d’équilibre.
J’ai longuement réfléchi.
Le mardi suivant, je suis allé au rendez-vous à l’heure fixée, affublé d’une veste mauve et de baskets assorties.
J’ai pris l’air sûr de moi et lui ai fait la bise.
— J’ai réservé une table dans un resto, mais avant, j’aimerais vous montrer quelque chose.
Je l’ai fait monter dans ma voiture, lavée, aspirée et débarrassée de l’odeur de clope et je l’ai emmenée au bar karaoké du Sablon. Nous nous sommes assis côte à côte et j’ai commandé deux verres au serveur avant d’aller au comptoir en roulant des épaules pour sélectionner une chanson.
Elle en a déduit que j’étais un ténor égocentrique et que je l’avais emmenée là pour la faire baver d’admiration.
Quand mon tour est venu de monter sur scène, je lui ai annoncé que j’avais choisi « Vivo per lei », un duo en italien.
Je me suis levé, lui ai tendu la main.
— Vous m’accompagnez ?
Elle a sauté sur ses deux pieds.
— À vos risques et périls.
Les accords de l’intro ont résonné.
L’œil larmoyant, une main sur le cœur, je me suis lancé.
Côté paroles, c’était nickel, ma mère est italienne. En revanche, ça craignait au niveau de la mélodie : je chante comme une corne de brume.
Elle a éclaté de rire. Après le premier couplet, je l’ai prise par la taille. Elle a ébouriffé sa chevelure et a embrayé.
Une catastrophe.
Les premiers sifflets ont retenti. En quelques secondes, la salle entière nous huait. Indifférents aux gens qui gueulaient, nous échangions des regards kitsch-langoureux. Nous vivions notre délire comme des ados de quinze ans.
Depuis, notre jardin secret est fait de rires, de complicité et de moments de grâce.
Culture. La rentrée littéraire se prépare. Qu’ils en finissent, j’ai envie d’allumer une clope. Les Who fêteront leur demi-siècle d’existence au Zénith, le 30 juin.
Quand je pense qu’au début des sixties Pete Townshend hurlait sur scène qu’il espérait mourir avant d’être vieux. Tu manques de cohérence, Pete, mais tu avais raison. Il faut savoir partir au bon moment pour entrer dans la légende. Je ne suivrai pas ta voie.
Éloïse a remarqué mon manège et me lance un regard réprobateur.
Société, vie quotidienne.
Une idée me traverse l’esprit. J’ouvre mon ordinateur et me rends sur la page de Sudinfo , un canard régional qui fait partie du groupe. Onglet Régions. Choisir la province. Luxembourg. Dans le menu déroulant, Nécrologies. Introduire le nom du défunt.
Régis Bernier.
Voir l’annonce.
Elle est courte et anonyme.
On nous prie d’annoncer le décès de
Monsieur Régis Bernier
né à Mons le 29 mai 1959
et décédé à Grand-Hez le 14 juin 2015.
La cérémonie civile de crémation aura lieu dans l’intimité le lundi 22 juin à 8 heures.
Rendez-vous à 9 h 45 au cimetière de Bouillon, 3 route de Florenville, pour la dispersion des cendres.
Cet avis tient lieu de faire-part.
« On » nous prie ? Qui est ce « on » ?
« Dans l’intimité » ? Qui en fait partie ?
Les sports. Chelsea veut Witsel à tout prix. On parle de 25 millions d’euros.
Fin des débats, tour de table rituel du rédac-chef.
— Avez-vous des sujets à proposer qui méritent d’être développés ?
Il termine en me fixant dans les yeux. Il n’est pas dupe, il a remarqué que j’émergeais de la brume. Il apprécie mon travail, mais il sait que ma fiabilité est à géométrie variable.
— Fred ?
J’hésite quelques instants.
— Rien de spécial.
La séance est levée.
Je retourne à mon bureau, consulte les horaires de la semaine prochaine et apostrophe Alfredo.
— Tu pourrais me remplacer lundi matin ? J’ai un truc à faire.
Je grimpe l’allée qui mène au cimetière de Bouillon sous un fin crachin. J’ai l’impression de jouer dans un film de Gus Van Sant.
Je comptais passer incognito dans la foule compacte, mais moins de douze parapluies attendent l’arrivée du convoi devant la grille d’entrée. Des quinquas pour la plupart, empaquetés dans leur manteau monochrome.
Famille ? Amis ? Curieux ? Accros aux enterrements ? J’ai lu qu’un Brésilien assistait à toutes les funérailles qui se déroulaient dans son bled. Pour être sûr de ne pas en louper, il débutait ses journées par un coup de fil aux hostos du coin.
Je reste à l’écart en faisant les cent pas. Ma présence les intrigue. Je capte quelques regards. Les commentaires vont bon train.
J’allume une cigarette et observe les lieux.
Dans une des allées, une femme rafistole les gerbes de fleurs qui tapissent un monticule de terre fraîche. Plus loin, un homme se recueille sur une tombe, indifférent à la pluie qui lui tombe sur le crâne.
Je jette un coup d’œil à mon téléphone.
9 h 50.
Qu’est-ce qu’ils foutent ?
Samedi soir, j’ai accepté l’invitation d’Éloïse, mais j’ai changé d’avis à la dernière minute, attitude courante que je mets sur le compte de l’intuition du moment. Mes proches appellent ça ma versatilité proverbiale, mon père, mon manque de cervelle.
J’ai préféré rejoindre Jeremy et les autres à la Fête de la musique, au parc du Cinquantenaire. Robbing Millions, Mountain Bike, The Herbaliser. Si mes compétences vocales n’étaient pas ce qu’elles sont, j’aurais fait rock star.
Dimanche, j’ai remplacé Alfredo.
Mon téléphone vibre.
Texto de Camille.
Ton mort ?
J’écrase ma cigarette, en allume une autre.
En retard. Ça n’a pas encore commencé.
Nouvelle vibration.
J’espère qu’il ne lui est rien arrivé.
L’une des pleureuses s’anime.
— Les voilà.
Un fourgon funéraire emprunte la ruelle qui mène au cimetière. Seul un taxi le suit.
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