— À quand remonte la mort ?
— Selon le rapport du légiste, à la nuit de dimanche à lundi, entre 23 heures et 2 heures du matin. Comme il s’agit d’un suicide, notre intervention s’arrête là. La famille a été prévenue.
Suicide égale pas d’autopsie ni de descente de la Crim. Par conséquent, pas d’enquête non plus. Le dossier sera classé dans la poubelle la plus proche.
Je n’en tirerai rien de plus.
J’ai à peine raccroché que Salvatore se matérialise, un papier à la main.
— J’ai ce que tu m’as demandé.
— Carte prépayée ?
— Non. Abonnement chez Proximus. Par contre, pas moyen de localiser l’appareil. Soit il a retiré la carte SIM, soit il a ôté la batterie du téléphone. Le service Voice Mail a été désactivé dimanche dernier, 14 juin, à 19 h 07.
— L’abonnement est à quel nom ?
Il pose le feuillet sur mon clavier.
— Un certain Régis Bernier.
Malgré la recommandation de Christophe de « ne pas passer trop de temps sur cette affaire de second plan », je surfe près d’une heure sur la Toile à la recherche de Régis Bernier.
Je trouve des Régis Bernier sur Facebook, Twitter et LinkedIn, mais aucun ne correspond au mien. Le plus illustre travaille à la police de la route, à Sherbrooke, une petite ville du Québec, mais il n’a pas quarante ans.
Chaque membre de l’équipe y va de son scénario, du plus simpliste au plus alambiqué.
Alfredo, qui force sur le mojito autant que moi sur le tabac, est persuadé que le type qui m’a appelé est un cambrioleur surpris par la présence du cadavre dans la bicoque qu’il visitait. Pierre pense que j’ai affaire à un tueur en série qui souhaite engager une course-poursuite avec les flics. Pour Loïc, je trempe dans un vaste complot mondial.
Ne manquent qu’Elvis et les extraterrestres.
Il me paraît évident que l’inconnu qui a téléphoné voulait qu’un journaliste découvre le macchabée avant les poulets.
Pourquoi ?
Autre énigme, depuis dimanche soir, jour de la mort selon le légiste, personne dans l’entourage de Régis Bernier ne semble s’être inquiété de son silence, pas même son fouinard de voisin.
Pour quelles raisons ?
À 16 heures, Vanessa se pointe. Elle est surprise de me voir.
— Tu es déjà là ? Qu’est-ce qui se passe ?
Je lui fais un résumé.
Elle reste plantée au milieu de l’allée, scotchée à mes lèvres.
— Putain ! Pour ta première sortie, tu es servi !
Je désigne son Tupperware pour détendre l’atmosphère.
— Qu’est-ce qu’on mange, ce soir ?
— Poulet yassa.
À 21 heures, les senteurs de l’Afrique envahissent le plateau. Je vide mon assiette, descends fumer et profite de l’inattention pour télécharger la série de photos que j’ai prises avec mon iPhone en attendant l’arrivée de Walter White.
J’affiche la première en plein écran.
Je me trouvais à cinq ou six mètres du corps.
Bernier a opté pour une balle sous le menton. La tête rejetée en arrière laisse apparaître le point d’entrée du projectile.
Selon une dépêche que j’ai lue il y a quelque temps, ce n’est pas la méthode la plus efficace. Si le coup est tiré vers le haut, le recul risque de dévier le canon et la balle peut manquer le cerveau. Dans le fait-divers en question, la bastos était restée coincée dans les sinus du gars. Il avait survécu et racontait que c’était comme se prendre un grand coup de poing dans la gueule.
Au vu des projections sur le mur et au plafond, Bernier n’a pas loupé son rendez-vous.
Je passe à la suivante.
Deux mètres.
Je découvre son visage. Gonflé, la bouche tordue, les yeux ouverts. Le reflet du flash rallume un semblant de vie dans ses prunelles.
La mort me fascine.
J’ai fait sa connaissance un 27 avril, quand j’avais dix ans. Pendant les longues semaines qui ont suivi, je me réveillais au milieu de la nuit. Dans la pénombre, je distinguais une silhouette en partie dissimulée derrière mon armoire. Elle se découpait sur les tentures de la chambre. Elle paraissait immobile mais, quand je plissais les yeux, je la voyais bouger. Ce n’étaient que d’infimes mouvements, à peine perceptibles, une sorte de balancement monotone.
J’étais tétanisé, incapable de crier ou de sortir du lit. Tremblant de peur sous les draps, je gardais les bras croisés sur la poitrine et ne laissais passer que le haut de mon visage. Après une éternité, elle surgissait de sa cachette, filait à toute allure devant moi et disparaissait.
Peu à peu, j’ai fini par connaître son manège et m’habituer à sa présence.
Une nuit, alors qu’elle allait s’échapper, j’ai soulevé la couverture et tendu un pied hors du lit. Elle s’est arrêtée net, m’a attrapé la cheville et a mordu mon gros orteil avant de s’évanouir dans la nuit.
Au réveil, j’ai attendu que mon père parte travailler pour raconter l’histoire à ma mère. Elle m’a écouté, puis m’a ausculté les doigts de pieds. Une marque rouge barrait mon orteil. Un demi-cercle, comme la morsure d’un animal.
Aujourd’hui encore, je reste persuadé que je ne rêvais pas, que mon calvaire commençait.
Je poursuis l’analyse des images en triturant mon briquet. Profil gauche, profil droit, de face, j’en ai pris un paquet.
Je zoome sur quelques plans, obnubilé par l’expression du cadavre.
— Qu’est-ce que tu caches, Régis ?
Pour finir, j’ai mitraillé le salon.
Je referme les fichiers.
Chaque année, plus de deux mille Belges se donnent la mort. Un de plus, un de moins, tout le monde s’en fout. Pourtant, je veux savoir, avant d’y aller à mon tour.
Je chasse cette idée, en appelle une autre.
Dans six jours, ma nuit avec Camille.
Notre histoire n’a pas démarré au quart de tour. Le prologue a été aussi long que délicieux.
Les premiers temps, nous échangions quelques SMS, par intermittence. En règle générale, elle prenait l’initiative. Elle me racontait les anecdotes qui ponctuaient ses journées, les demandes saugrenues des clients, les situations cocasses. La femme qui voulait un bouquin ni trop triste ni trop gai. Celle qui cherchait un ouvrage sur le paranormal parce qu’elle était entrée en communication avec son chat mort, ou encore ceux qui charcutaient les titres, La Somme noire de Zola, Les quatre filles du docteur marchent dans la prairie .
Je me régalais.
Elle maniait humour et tendresse avec brio. Je lui répondais sur le même mode, dans l’instant, ou quelques heures plus tard. Le vouvoiement était de mise.
Je la sentais attirée, sans comprendre pourquoi. Ses relances incessantes et la fréquence de nos échanges m’intriguaient, même si le contenu de ses messages ne laissait en rien supposer qu’elle cherchait autre chose qu’un simple divertissement.
Un jour, je suis retourné à la librairie.
Dès qu’elle est apparue, je me suis mis à bafouiller. Entre deux borborygmes, je suis parvenu à lui proposer un café. Elle a accepté. Au long du quart d’heure qu’a duré l’épreuve, j’ai enfilé banalités et tartes à la crème. Je tentais de lui retracer les aventures tragicomiques vécues à la rédaction, mais ça tombait à plat.
Elle me fixait, l’air amusé.
Je m’entendais chercher mes mots, conscient de sombrer dans l’abîme sans fond de la débilité. Moi qui avais la réputation de n’avoir peur de rien, de braver les pires dangers, de me lancer sans état d’âme à l’assaut des citadelles inviolables, je me prenais un râteau magistral.
Au moment de nous quitter, je n’ai pas osé lui faire la bise. Je lui ai serré la main, persuadé que je ne recevrais plus de ses nouvelles. J’ai fumé clope sur clope pour me calmer.
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