Une demi-heure plus tard, elle m’a envoyé un texto.
Vous avez été nul. Je vous offre une deuxième chance. Mardi prochain ? Je termine à 19 heures.
Vers minuit, l’agence Belga annonce qu’un acteur a été grièvement blessé lors du spectacle du bicentenaire de Waterloo.
J’hésite à mettre en ligne. Je fais appel à l’équipe.
Vanessa hausse les épaules.
— Pourquoi pas ? On n’a rien de mieux pour l’instant.
Je commence à éditer la dépêche quand mon téléphone vibre. Je le coince contre ma joue et continue à écrire.
Jeremy hurle pour couvrir la techno.
— Je suis à la Mezza avec toute la mif, t’es où ?
— Ne gueule pas comme ça. Je bosse.
— Faut que tu rappliques. C’est full people. Cougars à gogo. Si tu veux t’envoyer une vioque, c’est le moment.
Selon sa pyramide des âges, vioque et cougar, c’est entre trente et trente-cinq ans. Camille, dont il ignore l’existence, en a trente-deux.
Je fais un rapide calcul. Je termine dans une heure. Demain, je reprends l’horaire de jour. Si j’y vais, je peux compter sur deux ou trois heures de sommeil, au mieux.
Je m’apprête à décliner, mais mon iPhone m’échappe des mains, le genre d’incident qui se produit deux ou trois fois par semaine. J’ai un abonnement à l’Apple Store du coin, le responsable du service après-vente est devenu un pote.
Je me penche pour le ramasser.
— Le flingue !
La voix lointaine de Jeremy tremblote sur le plancher.
— Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ? Le dingue ?
— Je te rappelle.
Je raccroche, attrape ma souris et rouvre les photos du matin. Je savais que j’avais loupé quelque chose. Si un type se tire une balle à bout portant, l’arme devrait tomber sur ses genoux ou à ses pieds.
Je consulte les images. Rien.
— Bordel de merde, où est passé ce calibre ?
Alertés, Vanessa et Pierre s’approchent.
Elle fait aussitôt un pas en arrière.
— Beurk, c’est dégueu !
Pierre se penche vers l’écran avec un rictus de dégoût.
— Qu’est-ce que tu cherches ?
— Le flingue. Tu le vois quelque part ?
Il parcourt les photos et termine par celles que j’ai prises de la pièce.
Il pointe son index.
— Là.
Le pistolet se trouve sous le bureau, à quelques mètres du macchabée. Sauf tour de passe-passe, je ne vois pas comment il a atterri là.
Vanessa surmonte sa nausée, une main sur la bouche.
— Vous avez vu, sur le bureau ?
Je colle mon nez sur la photo.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Un écran, un clavier, une imprimante, une station d’accueil, mais l’ordi s’est envolé.
Après quelques sautillements, l’image se stabilise et Sébastien Mousse apparaît à l’écran.
— Salut, Seb.
Il règle la caméra, élargit le plan. Il entame son petit déjeuner, assis dans sa cuisine.
— Salut, mec.
Je jette un coup d’œil à l’insert vidéo. Je suis dans un triste état, en calcif dans mon canapé, la clope au bec, au milieu du chaos habituel.
Je n’aurais pas dû lui proposer un appel Skype à 7 heures du mat. Quand je l’ai contacté avant de quitter le journal, je ne pensais pas que je succomberais à la tentation et rejoindrais Jeremy. Le jour se levait au moment où je suis rentré.
J’ai la cervelle au point mort et j’affiche la trogne d’un déterré.
Il fait la grimace.
— Tu as bien fait de m’appeler.
Sébastien est thanatopracteur dans la région du Havre. Son job consiste à redonner une apparence respectable aux défunts.
— Nuit sans lune et téquila cannelle.
— Il y a du boulot.
À sa place, je ne la ramènerais pas. Même sans gueule de bois, il a le teint cireux. Il n’a plus un poil sur le caillou et porte de fines lunettes fumées derrière lesquelles ses yeux globuleux bougent par à-coups, comme ceux d’un reptile.
Je tente un sourire.
— Ça ira mieux après quatre cafés.
Je l’ai rencontré à Paris, il y a trois ans. Je suivais une formation sur un logiciel danois, il participait à un colloque consacré à son art. On a sympathisé. Il est l’un des rares à qui je me suis confié, un soir, au bar de l’hôtel.
Nous étions un peu saouls. Après avoir discuté de nos métiers respectifs, il est parti dans une tirade grandiloquente.
« Tu penses, depuis le temps que je fréquente la mort, je commence à la connaître. Les survies miraculeuses et les suicides ratés, ça n’existe pas. Ce ne sont ni des coups de chance pour les uns ni de la maladresse pour les autres. C’est elle qui décide. N’essaie pas de la baiser. Les mecs qui vont clamser savent quand leur heure est arrivée. Ils le sentent dans les genoux ou les dents, quelques jours ou quelques heures avant. Parfois, elle bluffe. Elle entrouvre les portes de son royaume pour te faire miroiter des perspectives prometteuses, comme une pute qui écarte les pans de sa robe. La Faucheuse est une redoutable tentatrice. »
L’alcool aidant, j’ai embrayé. Je lui ai confié ce que je gardais au fond de moi. Je lui ai parlé de Greg, de la silhouette et de l’expérience que j’avais vécue peu après.
J’avais douze ans. Je passais mes vacances avec mes parents, du côté de Royan. Je restais des heures à la plage, seul, au bord de l’eau. Allongé sur mon matelas pneumatique, j’adorais affronter les vagues.
À d’autres moments, quand la mer était calme, je me laissais aller au gré de la marée en admirant les fonds marins à travers la fenêtre en plastique.
Un après-midi, le courant m’a emporté vers le large sans que je m’en aperçoive. Après un temps, je me suis retourné et j’ai constaté que j’avais dérivé. Je discernais les gens au loin, sur la plage, minuscules.
J’ai balisé. J’ai fait de grands moulinets avec les bras pour revenir vers la côte. Je me battais contre les flots en hurlant. Au lieu d’avancer, j’avais le sentiment de m’éloigner à chaque mouvement.
La flotte devenait de plus en plus froide. J’ai compris que je ne m’en sortirais pas. Il fallait que je quitte le matelas. Quand je l’ai abandonné, mes jambes se sont enfoncées, aspirées par le fond.
Je sanglotais, je claquais des dents. J’ai commencé à nager. Une vague a déferlé et j’ai bu la tasse. L’eau était noire, salée. J’ai toussé, craché. Mes poumons étaient en feu. J’étais épuisé. Peu à peu, mes forces m’ont quitté. Une certitude m’a envahi. J’avais douze ans. À mon tour, j’allais mourir.
Une crampe m’a foudroyé la jambe. J’ai avalé une deuxième tasse, puis une troisième.
Avant de couler, j’ai appelé ma mère. Peine perdue, elle somnolait sous un parasol. Quant à mon père, il s’en foutait.
Sans que je puisse l’expliquer, j’ai arrêté d’avoir peur. Une douce léthargie m’a envahi.
Peu à peu, elle a fait place à une sensation de bien-être. Des lumières se sont mises à clignoter devant mes yeux. J’étais bien. Je flottais dans un univers féerique. Mon corps ne m’appartenait plus. Je l’ai quitté. Je l’ai vu sombrer lentement dans les profondeurs de l’océan.
La silhouette est apparue et je me suis laissé aller dans ses bras. Au moment de m’en aller avec elle, j’ai éprouvé un choc et j’ai ouvert les yeux.
Des visages étaient penchés sur moi. J’étais allongé sur le sable, le sol tanguait. Un homme me faisait du bouche-à-bouche. Je sentais ses lèvres chaudes contre les miennes, son souffle envahissait mes poumons.
Debout derrière lui, Greg se moquait de moi.
J’avais la nausée. Mes jambes, mes bras, mon ventre me faisaient mal.
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