Rompus à l’hypocrisie sociale, ils ont déclaré se réjouir de nous accueillir. Raf m’a présenté comme un ami de longue date. Il leur a appris la mort de son père lors de son appel téléphonique, ce qui a permis d’écourter la séance de condoléances.
Jean-Charles attend que la soubrette ait terminé de trancher le cake au citron pour s’adresser à Raf.
— J’ai connu votre père en 2009. À l’époque, je dirigeais la filiale d’une société américaine à Caracas. Nous proposions des services informatiques articulés autour d’une architecture basée sur un cloud hybride unifié.
Il s’arrête, confus.
— Pardonnez-moi, l’habitude. Je suppose que ça ne vous dit rien ?
Raf secoue la tête.
— Je n’y connais rien en informatique.
Piece of cake pour moi, mais il ne m’a pas demandé mon avis.
Il poursuit, magnanime.
Régis Bernier a travaillé pour eux pendant deux ans, jusqu’à leur départ du Venezuela. Il était leur chauffeur et leur garde du corps. L’air grave, Jean-Wikipédia della Faille nous explique que Caracas est une des villes les plus dangereuses du monde et que le Venezuela enregistre près de quatre mille meurtres par an plus un millier de kidnappings avec demande de rançon.
Raf n’en a rien à battre.
— Comment l’avez-vous connu ?
— Par le bureau diplomatique de Belgique. C’est eux qui m’ont donné son nom. Pour des raisons de sécurité et de langue, nous préférions engager un compatriote.
Françoise acquiesce.
C’est elle qui a insisté. Ils ont eu une expérience malheureuse quand ils étaient à Shanghai.
Elle parle à voix basse en mesurant ses mots, comme si elle nous confiait un secret inavouable. Je redoute qu’elle ne se lance dans le compte rendu de leur expérience malheureuse.
Par chance, Jean-Charles embraie.
— Votre père occupait un appartement dans les dépendances. En dehors de ses heures de travail, il sortait rarement de la propriété. Malgré cela, nous le voyions peu. Il avait accès à la piscine, mais il n’y est jamais venu. Le matin, il me conduisait au bureau et déposait les garçons à l’école ou au sport. L’après-midi, il accompagnait ma femme. De temps en temps, il travaillait le soir, quand nous avions une invitation.
Raf aligne quatre cuillerées de sucre dans sa tasse de café.
— Il était comment avec vous ?
Jean-Charles verse un nuage de lait dans son Earl Grey et le mélange avec délicatesse.
Bernier était taiseux, secret. Ils l’ont convié plusieurs fois à partager leur repas, mais il a toujours refusé. En revanche, sur le plan professionnel, il était irréprochable.
— Il avait une copine ?
— Je ne sais pas. En tout cas, je ne l’ai pas vu avec une femme. En 2010, il a fait la connaissance d’un confrère qui travaillait pour un diplomate français. Ils ont sympathisé et se rencontraient assez souvent.
— Pourquoi avez-vous gardé le contact avec lui ?
Sa question jette un froid.
Le couple épatant échange un regard entendu.
On lui dit ou pas ?
Il se racle la gorge, signe qu’il va cracher le morceau.
— L’incident a eu lieu en mars 2011. Nos garçons avaient quinze et treize ans. Ils allaient assister à la fête de l’école. Françoise était avec eux. Votre père était au volant. Quand ils sont sortis de la propriété, deux voitures les ont pris en filature. La première les a dépassés et s’est mise en travers de la route. Deux hommes ont surgi, armés et cagoulés. La voiture qui se trouvait derrière les empêchait de faire demi-tour.
Raf pose sa tasse, le fixe dans les yeux.
— Et après ?
JC reprend sa respiration.
— Votre père a réagi à une vitesse incroyable. Il a jailli à l’extérieur, a dégainé son arme et a tiré deux coups. Le premier homme a été touché aux jambes, le deuxième à l’épaule. Quand il s’est relevé, il s’est trouvé nez à nez avec un troisième acolyte, sorti de l’autre voiture. Il était à deux mètres de lui. Votre père a pointé son arme entre ses yeux. C’était un adolescent. Ma femme a vu la scène. Ça n’a duré qu’une fraction de seconde, mais elle s’en souvient comme si c’était hier.
Raf se fige.
— Il l’a tué ?
— Non, il a tiré en l’air.
Raf se détend, soulagé. Apprendre que son paternel a flingué un môme n’aurait pas amélioré sa mémoire.
— Putain de merde !
Françoise a un mouvement de recul, scandalisée par la grossièreté du vocabulaire.
Elle reprend le flambeau.
Le gamin a été assourdi par la détonation et a pris ses jambes à son cou. Un autre homme, qui se trouvait dans la voiture derrière eux, s’est également enfui. La police est arrivée et a emmené les deux blessés. Le père de Raf était le héros du jour. Le soir, on a parlé de lui à la télévision. Le lendemain, il avait sa photo dans le journal.
Jean-Charles soupire.
— Mais votre père n’a pas vécu cet événement comme une victoire.
Françoise prend des airs de conspiratrice.
— Pour lui, cet épisode n’a pas été un acte de bravoure, mais un drame. Après cela, j’ai observé des changements dans son comportement. Une question le torturait.
Elle lève les yeux vers le plafond, adopte un ton théâtral et confie qu’un jour, alors qu’il la conduisait en ville, il l’a regardée dans le rétroviseur et lui a demandé : « Et si j’avais tiré ? »
Raf tripote son piercing. Ses postures de yoga commencent à l’énerver.
— Bon, il n’a pas tiré. Et après ?
Elle encaisse l’affront sans broncher.
— Petit à petit, j’ai compris qu’il s’était façonné un personnage. Au fil des années, il a adopté le système de référence de sa persona et a fini par se prendre pour le dur insensible qu’il voulait être aux yeux des autres. En fait, je pense qu’il ne savait plus qui il était au fond de lui.
Les œuvres de Lacan doivent encombrer sa table de nuit.
Raf balaie l’interprétation psychanalytique.
— Qu’est-ce qui a changé chez lui ?
Elle redescend sur terre.
— Sa façon de se comporter, de réagir, même s’il n’a pas communiqué davantage avec moi.
Jean-Charles vient à son secours.
Après cet événement, Bernier a commencé à discuter avec leurs fils. Ceux-ci ont réalisé ce qui aurait pu se passer s’il n’était pas intervenu. Il est devenu leur idole. Un jour, il leur a parlé de Raf. C’est comme ça qu’ils ont appris son existence.
Françoise se penche vers Raf, les yeux mi-clos, façon Sarah Bernhardt.
— Je pense qu’il a fait une projection entre ce gamin et vous. Il vous aimait beaucoup.
Raf marmonne entre les dents.
— Merci pour l’info.
Elle arbore une mine doucereuse.
— Ne le prenez pas comme ça. Je pense qu’il regrettait de ne pas parvenir à vous le dire.
Raf se décompose.
J’en profite pour m’adresser à Jean-Charles.
— Il a continué à travailler pour vous ?
Il opine.
L’incident s’est produit trois mois avant leur départ. Bernier est resté chez eux jusqu’au dernier jour.
Après le Venezuela, son ami lui a proposé de se mettre en relation avec la société de sécurité pour laquelle il travaillait. Ils lui ont trouvé un poste.
Bernier ne leur a pas donné de détails sur sa destination, mais ils ont gardé le contact. Leurs fils voulaient discuter avec lui, le revoir, savoir ce qu’il devenait. Il leur envoyait un mail de temps en temps. Parfois, ils se téléphonaient, mais il était difficile à joindre.
Une idée me vient.
— À quoi ressemblait son ami ?
— Grand, costaud, le physique de l’emploi.
Читать дальше