— Une séance privée de Grand Bleu.
Il s’esclaffe.
— Putain, le trip. Tu te souviens ?
L’histoire remonte à l’été 2011.
Sa conquête du moment nous avait invités chez le copain d’un copain d’une copine, un fils à papa qui squattait la villa de ses parents dans la baie de Sainte-Maxime. Une vingtaine de pique-assiettes avaient envahi les lieux, en majorité des mâles, plus quelques nanas issues de sa dynastie, prénom composé et particule nobiliaire.
Atmosphère décadente, alcool, lignes de coke à gogo et baise à tous les étages. Le soir, on prenait la navette qui traverse le golfe pour passer la nuit dans les boîtes branchées de Saint-Tropez. À l’aube, on rentrait fin saouls par le premier bateau en emmenant le produit de notre pêche. On refaisait surface en milieu d’après-midi pour s’affaler autour de la piscine.
Nicolas, le mec en question, « appelez-moi Nico », faisait venir des pizzas et des sushis qu’on mangeait avec des mojitos en écoutant de la deep house ou le hit d’une nana qui avait avalé une cornemuse.
Cet après-midi-là, la température avoisinait les 40 degrés. Pour mettre un peu d’ambiance, Nico a fait son numéro de G.O. En général, il annonçait un concours de fléchettes, un match de water-polo ou une partie de boules, mais il avait une autre idée.
Il est monté sur une chaise et s’est mis à beugler.
— Cinquante euros à celui qui restera le plus longtemps sous l’eau.
Hormis les quelques parasites acquis à sa cause, les autres n’en avaient rien à foutre.
Piqué au vif, il a fait le tour de la piscine pour haranguer les troupes. Les écouteurs dans les oreilles, je n’ai pas fait attention. Le dernier album en date des Rival Sons venait de sortir et je me le passais en boucle.
Il s’est mis à gesticuler devant moi.
J’ai mis sur pause.
— Qu’est-ce qu’il y a encore ?
— Tu en es, Fred ?
Et de m’expliquer de quoi il s’agissait.
J’ai vu l’opportunité de soutirer du pognon à tous ces cons.
— J’en suis, mais à mes conditions.
Vexé, il m’a défié du regard.
— C’est quoi, tes conditions ?
— Tout le monde pose un billet de cinquante sur la table, le gagnant rafle le pot. Si je perds, je double la cagnotte.
Il n’appréciait pas que je lui vole la vedette, mais les meufs ont commencé à hurler comme des pom-pom girls. Sa proposition n’encensait que le gagnant, la mienne offrait aux spectateurs la possibilité de se foutre de la gueule des perdants.
Magnanime, il a accepté.
En moins de deux, une dizaine de candidats se sont déclarés.
Jeremy s’est penché vers moi, inquiet.
— Tu n’as pas ce fric, qu’est-ce que tu branles ?
J’ai désigné les concurrents du menton.
— Tu as vu ces mecs ? Avec trois grammes d’alcool dans le sang et de la coke plein les narines, ils ne tiendront pas trente secondes. Je vais rafler le gros lot.
— Tu n’es pas plus clean qu’eux.
— T’occupe, je gère. Excite-les, je me prépare.
Il ignorait que j’en connaissais un bout sur l’apnée. À plusieurs reprises, j’avais essayé de reproduire les sensations que j’avais éprouvées lors de ma noyade.
Il a pris les choses en main et est parti négocier avec Nico. Ce dernier voulait que chacun plonge tour à tour pour que l’on chronomètre sa performance. Jeremy a balayé l’idée et décrété que ce serait tout le monde en même temps sous peine que je retire ma proposition.
Deuxième gifle pour Nico.
Il a cédé. J’ai connecté mon iPod à la sono et on s’est tous jetés à la baille.
Le doigt sur la touche Play , Jeremy a entamé le décompte.
— Dix, neuf, huit…
Au contraire des autres qui prenaient une grande inspiration, j’ai commencé à respirer de manière saccadée, jusqu’à ce que ma tête se mette à tourner.
Au top départ, le riff a retenti et tout le monde a plongé.
Tête sous l’eau, je me suis laissé flotter, bras écartés, sans faire le moindre mouvement, en me concentrant sur la musique qui vibrait en sourdine, entrecoupée par les cris hystériques des nanas. Les joues dilatées, je lâchais de l’air par petites bouffées.
Le premier héros n’a pas tenu trente secondes. Après ce premier forfait, je les ai vus remonter à la surface, un par un.
Quand il ne restait qu’une paire de jambes dans le bassin, mon cortex a disjoncté. Je ne savais plus où j’étais ni ce que je faisais. Ils sont venus me chercher et m’ont allongé au bord de la piscine. Jeremy hurlait à pleins poumons. Il s’est accroupi, m’a flanqué quelques gifles et a agité la liasse de billets.
— On a gagné, mec.
J’avais tenu jusqu’à la dernière note. Trois minutes et vingt secondes. Plus tard, j’ai appris que j’étais cramponné aux barreaux de l’échelle. Les types qui sont venus me repêcher ont dû me forcer à les lâcher.
Jeremy me tire de ma rêverie.
— Tu t’endors ou tu meurs ?
Retour au présent. Les images de la journée se remettent à ricocher dans ma tête.
J’ouvre un œil.
— Ça va. Tu peux y aller.
— Tu es sûr ?
J’acquiesce d’un mouvement des paupières. J’aimerais allumer une clope, mais j’en suis incapable.
Je referme les yeux. Mon esprit part à la dérive. Je revois la silhouette dans ma chambre.
Bonsoir, la Mort.
Les humains savent qu’ils vont mourir. Cette nuance les différencie des animaux. L’échéance les fait avancer. Dès le départ, ils savent que leur temps est compté, qu’ils doivent se grouiller pour construire leur château de sable ou détruire celui du voisin.
Si les singes en étaient conscients, ils seraient au même niveau que nous. Ils se bougeraient le cul au lieu de pieuter sur leurs branches et de bouffer des bananes.
Mon téléphone me tire de mes divagations.
Éloïse s’impatiente.
— Ça fait une heure que je t’attends, qu’est-ce que tu fous ?
Je déglutis, toussote, crachouille un filet de salive.
— Je me suis fait agresser.
Elle explose.
— Tu t’es fait agresser ? C’est tout ce que tu as trouvé ? Je t’ai connu plus créatif.
22. Goûter au bord du lac
Assis du bout des fesses, nous faisons tache dans le canapé fleuri. Raf a enfilé un pantalon de cuir et affiche son air buté. Mon coquard et ma tête de zombie n’améliorent pas le tableau.
Françoise della Faille minaude.
— Thé ou café ?
— Café.
Raf me suit.
— Café pour moi aussi.
Ce matin, j’ai rassemblé les restes de Nabilla et les ai fourrés dans un sac en plastique. Ensuite, j’ai nettoyé les traces de son agonie. Je m’étais habitué à sa présence. Même l’odeur de merde qu’elle charriait ne me dérangeait plus.
Quand elle m’apercevait, elle venait frapper à la vitre et caquetait d’impatience. Je sortais pour lui refiler de vieilles croûtes de pain, des restes de pâtes, tout ce qui me tombait sous la main. Elle picorait mes godasses, attrapait mes lacets.
Elle était un lien vivant entre Camille et moi, un de nos sujets d’hilarité.
Une boniche old school débarque avec un plateau chargé de vaisselle en porcelaine.
Les della Faille habitent un manoir digne de Gatsby le Magnifique, avec vue sur le lac de Genval. Ma mère dirait qu’ils forment una coppia armoniosa.
Jean-Charles, la cinquantaine fringante, est grand et élancé. Son air sérieux, ses tempes grisonnantes et ses lunettes d’intello feraient fureur sur une affiche électorale.
Françoise paraît dix ans de moins que lui. Pantalon blanc, allure zen, mensurations avantageuses, elle semble perdue sur son nuage. Je l’imagine donnant des cours de watsu à des wonder women stressées.
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