J’entre, tends la main vers l’interrupteur.
Quelqu’un m’attrape le bras, me tire à l’intérieur.
Une tonne s’abat sur mes épaules. Je me retrouve nez à terre. Un étau se referme sur mes mâchoires, m’oblige à ouvrir la bouche. L’agresseur me tord les bras, me ligote les mains dans le dos. Un morceau de tissu s’inserre entre mes dents. Il l’enfonce jusque dans le fond de ma gorge.
Lumière.
Ils sont deux. Un Black, grand et athlétique et un Arabe râblé, tous deux habillés de noir. Ils m’agrippent par les bras, me soulèvent comme une plume et me jettent sur une chaise.
Le cordon qui emprisonne mes poignets entaille ma peau, pénètre dans ma chair.
Un troisième type, installé dans le fauteuil, observe la scène. Crâne rasé, nez de boxeur. Une cicatrice traverse sa joue et fend sa lèvre supérieure. Il me scrute de ses petits yeux rapprochés, enfoncés dans leurs orbites.
Les deux autres se placent derrière moi.
Le balafré leur fait un signe du menton.
Ils font basculer la chaise. L’arrière de mon crâne heurte le sol. L’Arabe pose une de ses pompes sur ma poitrine et pèse de tout son poids. Des points lumineux se mettent à voltiger devant mes yeux. J’ai la sensation que mes côtes volent en éclats.
Le Black se penche, retire le bâillon.
— Parle-nous de Bernier.
Je tousse, expulse un flot de bave.
— Je suis journaliste.
Il me balance son poing dans la figure. Mon nez explose. Du sang s’écoule dans ma gorge.
— Je me fous de ta bio, je te demande de nous parler de Bernier.
Je réfléchis à toute vitesse.
— Je ne le connaissais pas.
— Bien sûr.
Il tend le bras derrière ma tête.
Je tords le cou pour voir ce qu’il mijote. Je roule des yeux comme un animal traqué. Le salopard a préparé son matos. Un seau, plein à ras bord.
Il plonge une main dans la flotte et me balance un torchon sur la figure. L’eau dégouline sur mon visage, pénètre dans mon nez et ma bouche.
Je bloque ma respiration. La godasse revient à la charge, s’enfonce dans ma cage thoracique. Je me débats, pousse un cri qui s’étrangle dans ma gorge. Mes poumons se remplissent d’eau.
Le Black me cloue au sol et continue à verser la flotte.
D’un coup, il retire le chiffon. J’ouvre grand la bouche, exhale un vagissement et vomis un mélange d’eau et de sang.
— Je répète. Parle-nous de Bernier.
— J’ai reçu l’info au journal. Je ne sais rien, je vous jure.
Il prend le chiffon, le plonge dans le seau.
Je glapis.
— Attendez !
Il ne tient pas compte de mon offre, presse le torchon contre ma bouche.
Cette fois, il rallonge le supplice. Le sol se met à tanguer, un vertige m’envahit. Asphyxié, à court d’oxygène, je tombe en syncope.
Après ce qui me paraît une éternité, je reprends conscience. Je suis avachi sur la chaise, hébété, une loque humaine.
Le balafré me fait face, debout, jambes écartées. Il admire l’œuvre de ses sbires, un rictus haineux au coin des lèvres.
— Je te donne une dernière chance.
Voix rauque, accent indéfinissable.
Je bégaie.
— Je suis allé sur place. J’ai parlé aux flics. Je ne sais rien de plus.
Il pose un doigt sous mon menton, relève ma tête, me fouille du regard.
— Il est mort comment ?
Malgré l’embrouillamini qui ravage mon cerveau, la question me surprend.
— Il s’est suicidé.
Il approche son visage jusqu’à toucher le mien. Son haleine empeste la bière et le tabac. Il jette un coup d’œil aux autres et m’attrape par le cou.
— Comment ?
Je ne comprends pas le sens de sa question. Il devrait savoir comment il est mort. Sauf s’il veut être certain que les flics ont cru au simulacre de suicide.
— Il s’est tiré une balle dans la tête. La police est formelle. Ils ont classé l’affaire.
Son pouce s’enfonce dans ma glotte.
— Des nouvelles de son fils ?
— Je l’ai vu. Il ne sait rien, il s’en fout, il le détestait.
— Pourquoi tu remues la merde, alors ?
— J’espérais trouver quelque chose dans son passé pour faire un papier, mais il n’y a rien.
Il relâche la pression, pose sa joue contre la mienne, me murmure à l’oreille.
— Comme tu dis, il n’y a rien.
Il se redresse, adresse un signe à ses acolytes. Ils me prennent par les bras et me traînent jusqu’à la salle de bains. Mes dernières forces m’ont abandonné. Mes jambes sont inertes, mes pieds raclent le sol.
La baignoire est pleine.
Je grelotte. Ils me forcent à m’agenouiller au pied de la baignoire.
L’Arabe m’agrippe par les cheveux.
Une chaleur parcourt mon bas-ventre. Ma vessie me lâche. J’ai perdu une bataille, pas la guerre.
Je m’égosille.
— Allez-y, bande d’enfoirés, terminez le job.
Il plonge ma tête dans l’eau.
J’ouvre la bouche. La flotte envahit ma gorge, mon nez, mes poumons, mes oreilles.
Je résiste, secoue les épaules. Mon corps refuse cette mort que je n’ai pas programmée.
Camille, j’ai encore tellement de choses à te dire.
Des voix lointaines bourdonnent. Un voile sombre s’abat devant mes yeux. De minuscules étoiles jaillissent, se multiplient, explosent tel un feu d’artifice.
Mes muscles se détendent.
J’entends la voix de Greg.
— Ça va bien se passer, tu verras.
Des mains me tirent vers l’arrière. Je m’affale sur le carrelage.
Une porte claque.
Le silence ronfle dans mes oreilles.
Peu à peu, je reprends vie. Ils ont libéré mes poignets avant de quitter les lieux. Je me redresse sur les coudes et me mets à ramper comme un ver de terre. J’entre à plat ventre dans le salon. Un bruit me parvient. Un cliquetis circule dans la pièce.
Je relève le menton.
Un mouvement attire mon attention.
Nabilla passe devant moi en zigzaguant. Elle s’écrase contre le mur, se couche sur le flanc et continue à agiter les pattes dans le vide.
À l’endroit où se trouvait sa tête, des flots de sang jaillissent par à-coups.
Jeremy soupire.
— Tu fais chier, Fred.
Appeler le numéro d’urgence m’aurait valu une invasion de pompiers et de flics. Pour leur dire quoi ? Un home jacking ? Des chicken killers ? En plus, si les baraqués planquaient dans la rue pour guetter ma réaction, j’aurais risqué leur come-back .
L’espace d’un instant, j’ai pensé contacter Raphaël Bernier, mais j’ai renoncé pour les mêmes raisons.
Au bout du compte, j’ai téléphoné à Jeremy.
Il ne semble pas catastrophé.
— Tu aurais vu la meuf, un avion de chasse. J’étais à deux doigts de me la faire.
Je suis allongé dans le canapé, atone, emmitouflé dans une couverture, un récipient à portée de bouche. À intervalles réguliers, je suis secoué par des spasmes et de violentes quintes de toux.
Il continue à râler en me préparant un café.
— Râpé, le coup du siècle. Tout ça parce que tu as avalé un peu d’eau de travers.
Entre deux vomissements, je compatis d’un signe de tête.
Jeremy est de taille moyenne, plutôt rondouillard. Des restes d’acné juvénile parsèment son visage et il se coltine une coquetterie dans l’œil. Aux antipodes du physique du tombeur qu’il croit être. Les autres l’ont surnommé JD, ses initiales. En hommage à James Dean, d’après lui.
Une voix caverneuse résonne dans ma gorge.
— Va la rejoindre et laisse-moi crever.
Il se calme aussitôt.
— À l’heure qu’il est, c’est naze. Un autre va se la taper. Je m’en remettrai. De toute, elle avait des nichons en berne et le QI d’une agrafeuse. Qu’est-ce qu’ils te voulaient, ces types ?
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