Le samedi, nous sommes retournés dans le bistrot. J’avais passé la combinaison sous mes fringues et enfilé les godasses magiques, sans oublier d’emporter ma pièce d’échecs porte-bonheur. Comme me l’avait conseillé le bigleux, je n’avais rien bu de la journée et m’étais séché de la tête aux pieds avant d’entrer.
Quand il m’a aperçu, le sumo a exulté. Ses gloussements se mêlaient aux sifflements des spectateurs. Jeremy me coachait comme un boxeur en hurlant qu’ils allaient voir ce qu’ils allaient voir.
Je me suis assis et j’ai dévisagé le monstre avec un sourire en coin.
Le rouquin a envoyé la sauce et j’ai ressenti un délicieux fourmillement dans les mains. Après quelques secondes, je me suis mis à vibrer. Mes bras sont devenus insensibles, mes yeux clignotaient comme des lampions de Noël.
En face, le gros inspirait par petits coups, les bajoues hypertrophiées, prêtes à craquer.
L’arbitre a augmenté le voltage. Mes tripes ont commencé à griller. Une morsure de feu a irradié dans ma nuque avant de redescendre le long de ma colonne vertébrale jusqu’au bout de mes orteils. Malgré la douleur, j’étais persuadé que ma tenue me rendait infaillible. J’allais enterrer ce con. Jamais, jamais, jamais, je ne cèderais avant lui.
À un moment, il a ouvert la bouche, mais aucun son n’est sorti. Il a lâché les poignées et a fait basculer la table.
J’ai essayé de me lever, la bave aux lèvres.
Ensuite, je ne me souviens de rien. Je me suis réveillé dans le couloir des urgences, à l’hôpital Saint-Pierre, allongé sur une civière.
Après coup, Jeremy m’a appris que ma victoire avait viré en bagarre générale. Il a dû me charger sur ses épaules pour me faire sortir du chaos et m’a jeté dans la bagnole, persuadé que j’étais mort.
Bien plus tard, lors d’une grosse teuf, il m’a avoué la supercherie.
Fin saoul, il a pris l’air sarcastique.
— Tu veux savoir pourquoi tu as gagné ce soir-là ?
Il a tapoté sur mon front avec son index.
— Il n’y avait aucune astuce. L’apprenti Einstein, le body, les pompes, c’était du flan. Tout se passe dans la tête. Une simple programmation psychologique.
Il avait raison. L’homme croit ce qu’on lui dit et ne voit que ce qu’il veut voir. La tapée d’images bidon qui inondent le Web le prouve.
La sonnerie du téléphone retentit.
— Salut, Jerem, je pensais justement à toi.
Une voix d’outre-tombe me répond.
— Je rentre à l’instant. Nuit d’enfer. Tu nous as manqué, mec. Tu n’as pas oublié le passage à niveau, ce soir ?
J’avais zappé l’épisode.
— Endroit habituel, 22 heures ?
— OK.
Une idée germe dans mon esprit.
— Prends deux caméras en plus de la GoPro, on va se faire la totale.
— Qu’est-ce que tu mijotes ?
— Tu verras.
Accroche-toi, Camille. Si tu ne viens pas à Fred, Fred ira à toi.
Un tintement.
J’ouvre un œil. 14 h 25. Je me suis rendormi, téléphone à la main. Ma clope a cramé un coin de la couette.
Raf me relance par SMS.
Tu as trouvé quelque chose sur cette Natasha ?
Je m’assieds dans le lit. L’eau recommence à glouglouter dans mes poumons.
Ma soif d’en savoir plus fonctionne sur courant alternatif. À certains moments, je brûle de découvrir le fin mot de l’histoire, à d’autres, je m’en tape.
Il en va de même pour un tas de choses dans ma vie. Les bouquins que j’ai commencés sans jamais les terminer, les films dont je n’ai vu que la moitié, les mots croisés incomplets, les puzzles inachevés, les filles que j’ai laissées tomber avant même de conclure.
Les sports tiennent une place de choix dans ma liste d’objectifs avortés. J’en ai expérimenté une flopée. Il suffit que je regarde quelques images à la télé ou qu’un pote m’en parle avec passion pour que je m’emballe. Illico, je m’inscris dans un club et achète le matériel haut de gamme. Tennis, hockey, squash, badminton, krav-maga. Après quelques séances, j’abandonne. Pour le rugby, j’ai capitulé avant de fouler le terrain.
J’installe mon ordi sur mes genoux, ouvre le navigateur et entre Natasha Sczepanski dans la fenêtre de recherche.
Aucun résultat, Mister Google est formel. Il m’invite à essayer Natacha Spaczynski . Je tente le coup et parcours quelques pages en anglais. Rien de probant.
Sur Facebook, personne de ce nom-là.
Pas mieux sur Twitter.
À toutes fins utiles, je vérifie l’orthographe sur la carte postale.
J’expédie ma réponse à Raf.
Rien trouvé. Je continuerai demain, quand j’aurai récupéré quelques neurones.
Sa réaction ne se fait pas attendre.
Tu as regardé où ?
Il me prend pour un débutant ?
Sur le Web.
La sonnerie retentit dans la seconde.
Il est survolté.
— Tu es sûr que tu as bien regardé ?
Sa muse ne doit pas être loin.
— Pourquoi ?
— Gwen a trouvé quelque chose. Nous savons qui est cette Natasha. Je peux te dire où et comment elle est morte. Tape son nom sur Google et clique sur images.
Je rouvre Chrome, Natasha Sczepanski , onglet Images.
Une galerie de photos dégringole sur l’écran. Des types dans des postures diverses, en pied, assis, barbus, chauves, lunettés, souriants, sérieux, une Asiatique, une affiche Peace and Love , une montre rectangulaire, quelques graphiques.
Je scrolle. En bas de page, je reconnais la femme de la photo. Je clique. Consulter le site.
Je débarque sur un blog chargé de caractères cyrilliques. La photo de Natasha est centrée, encadrée de noir et surmontée d’un titre en gras. Un long texte suit.
Raf s’impatiente.
— Alors ?
— Gwen connaît le russe ?
— C’est de l’ukrainien. Nous sommes dessus depuis ce matin. J’ai fait appel à un collègue qui m’a aidé à décrypter. Elle est morte à Odessa, le 2 mai 2014. Ça te dit quelque chose ?
— Oui.
Le 2 mai 2014. Un vendredi. Je m’en souviens, on travaillait en équipe réduite à cause du pont du 1 er mai.
La première alerte est venue des réseaux sociaux en début d’après-midi. Des affrontements opposaient des groupes de séparatistes pro-russes à des pro-Ukrainiens dans le centre-ville. On parlait de jets de pierres, de bâtons, de boucliers, de chaînes, de cocktails Molotov, de coups de feu.
Dans les minutes qui ont suivi, un tas de dépêches contradictoires sont tombées. Selon les sources, elles affirmaient une chose ou son contraire, chaque camp pointant l’autre du doigt. Informations et démentis se sont succédé jusqu’en début de soirée.
Les heurts se sont soldés par la mort d’une quarantaine de personnes, principalement des pro-Russes qui s’étaient retranchés dans un bâtiment officiel. Un incendie de cause indéterminée s’était propagé. Les victimes s’étaient fait piéger dans le brasier. Plus tard, on a parlé de liquide inflammable trouvé dans les décombres. Certains cadavres étaient mutilés. Des témoins ont déclaré avoir vu des tireurs sur le toit, bien qu’aucune arme n’ait été retrouvée.
En fin de compte, personne ne sait ce qui s’est réellement passé. La tragédie a été relayée par les médias, mais aucune enquête sérieuse n’a été entreprise par la suite. Deux jours plus tard, plus personne n’en parlait.
Le petit Raf remonte dans mon estime.
— Que dit le texte ?
Il pavoise.
— Le blog est tenu par un Ukrainien. En temps normal, il cause zik, bouquins, cinoche. Sur le coup, il a changé de registre. Il connaissait cette Natasha. Elle était médecin et habitait à Odessa. Elle n’en avait rien à foutre du pourquoi des combats, elle était allée porter secours aux victimes.
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