— Ils nous ont acceptés ? s'interrogea l'inspecteur, pas très rassuré de se voir entouré de nains armés de lances.
— Oui, ils nous invitent à rencontrer leur chef. Suivons-les, mais restons sur nos gardes. Et surtout, pas de gestes malencontreux, je n'ai pas envie de goûter à ces lames !
— Vous avez vu autour de leur cou, toutes ces oreilles ? marmonna l'inspecteur.
— Oui, des appendices d'animaux. Regardez, il y en a un qui a des oreilles de tigre. Les dires du bouquin ont l'air de se confirmer. Espérons que nous allons pouvoir passer une nuit ici. J'ai envie de voir cela de mes yeux !
Les quatre explorateurs se virent offrir le même type de collier en cadeau de bienvenue. Neil prit les devants en expliquant qu'ils étaient venus dans un but pacifique, et qu'ils souhaitaient bénéficier de leur hospitalité avant de poursuivre leur périple. Ils furent installés dans des huttes de bambous, loin d'être des palaces mais incomparablement plus confortables que ces brise-dos que sont les hamacs.
La nuit s'invita enfin. Conviés auprès d'un grand feu qui n'éclairait que des visages albinos rangés en un gigantesque cercle, ils s'enfoncèrent dans une ambiance rythmée par les rites cabalistiques et la magie noire. Nus et en transe, drogués par d'obscures substances, d'endiablés danseurs piétinaient des braises sans même se brûler, agitant des tibias d'animaux en guise de bâton et égorgeant des iguanes pour se gaver de leur sang. Les aventuriers, urbanisés jusqu'à leur dernière cellule et peu habitués à assister à pareille bestialité, étaient morts de peur. Un gros pull de laine enroulait les épaules de Neil, les deux guides étaient collés l'un à l'autre comme un couple de tourterelles, et Sharko tremblait telle une feuille.
— Re… regardez leurs yeux, chuchota-t-il à l'oreille de son voisin.
Neil éprouva des difficultés à répondre.
— J… j'ai vu… Celui-là, il n'a plus de pupille… et… et lui, deux longues fentes, comme des yeux de chat…
Il s'enfonça de plus belle dans son lainage. Le chef, au visage maquillé d'un blanc qui lui donnait l'air d'un macchabée, blasphéma d'incompréhensibles propos, sur quoi tous brandirent leur lance vers le ciel en hurlant.
— Qu… Qu'est-ce qu'il a dit ?
— J'ai rien compris… Regardez, ce groupe s'en va !!
Trois des danseurs s'enfoncèrent dans la cambrousse, même pas armés et nus comme des vers, tandis que des remplaçants se mirent à leur place au milieu du grand cercle humain pour assurer ce si particulier spectacle.
— Où… Que croyez-vous qu'ils sont partis faire ?
Neil se pencha vers lui.
— Chasser !! Ils sont partis chasser, tuer des animaux, comme c'est raconté dans les histoires du livre !
— Vous l'avez sur vous, le livre ?
— Il est dans mon sac, dans la cabane. Ça n'est certainement pas le moment de leur montrer maintenant, mieux vaut attendre le jour…
Une heure plus tard, les chasseurs furent de retour.
— Sacré bon sang ! Regardez-moi ça ! murmura l'inspecteur.
— Oui ! Impressionnant !!
Maculés de sang, ils réapparurent, comme enfantés par la jungle. Le plus trapu du trio, celui qui transportait un crocodile au crâne enfoncé sur le dos, avait la joue entaillée. Un autre surgit derrière, deux macaques sous les bras, suivi par le troisième, qui portait un anaconda autour du cou. La bête de cent cinquante kilos ne semblait pas lui causer de soucis, elle avait la mâchoire écartée en deux. On leur fit honneur, ils se glissèrent à proximité du feu, puis lancèrent leurs trophées sur le sol. La trentaine d'individus se rua alors sur le labeur de la chasse. Accroupis comme des bêtes, ils se mirent à dévorer la chair fraîche sans s'aider de leurs mains. Moult barrissements, hennissements, coassements et grognements s'élevaient jusqu'à la cime des arbres, provoquant la panique des deux guides.
Avec la ferme conviction d'être tombés au milieu d'un bal de vampires, ils s'effacèrent au fond de la hutte, main dans la main et écroulés de peur. Plombés par la curiosité, Sharko et Neil ne bronchèrent pas, ignorés par les carnassiers qui se goinfraient tant de peau que de tripes. Tout y passa. Les poils, les os, la graisse, les muscles. Une fois rassasiés, ils s'installèrent comme au début en cercle, et la fête, nourrie d'incantations et de vaudou, continua jusqu'à l'aube, sur quoi ils partirent tous se coucher.
Dire qu'au pays, les autorités continuaient à chercher une simple organisation, un groupe, une secte. Une secte ! Mais c'était quoi, par rapport à ce qui se passait réellement ? Une fourmilière était en train de naître, et la reine, reproductrice bien planquée au fond de la colonie, n'était pas près de s'arrêter de pondre…
— Neil, je pense que le pays est perdu ! Si ces gens… ces bêtes-là ne nous fournissent pas les informations que nous attendons.
— Je m'en rends bien compte. Un homme a réussi, ici, à contaminer une tribu complète. Il les a transformés en pseudo-mutants, puis a disparu pour s'attaquer à un projet beaucoup plus ambitieux. Un homme qui possède un tel pouvoir sur les âmes est le diable en personne !
— Vous… vous pensez que nous sommes comme eux ? Je veux dire que… que nous aussi, un animal dort en nous ? Et ne demande qu'à… sortir ?
— Bien sûr que je le crois ! Nous sommes tous issus d'animaux, la nature en a décidé ainsi. Et ce caractère profond, primitif, on ne pourra jamais nous l'enlever ! Nous ne sommes rien d'autre que des bêtes ! C'est la société, l'évolution, la science, qui ont anesthésié cette conscience animale…
— Oui, mais pas des meurtriers, nom d'un chien ! Comment peut-on tuer, comme cela ? Arracher des jambes, des doigts à nos frères de sang ?
— Vous raisonnez comme un humain, poursuivit Neil sereinement, les deux mains groupées entre ses courtes jambes étalées dans la terre. Les animaux ne réagissent pas pareil, tout simplement. Mais cela, je ne peux malheureusement pas vous l'expliquer…
— La solution doit être ici, tout autour de nous. À nous de la dénicher ! Espérons qu'ils seront bavards !
4
Sam avait trouvé le traître qui l'avait balancé ! Oui, ça ne pouvait être que lui ! Et il lui ferait la peau. Pour qui le prenait-on ? Finie l'amitié, elle n'existait plus. On avait osé le défier, tenté de le compromettre, et il saurait faire payer à sa juste valeur si misérable acte de trahison. Il convoqua son bras droit.
— Lionel, mon Lionel ! Il lui posa la main sur l'épaule. J'ai une faveur à te demander …
Oh, que ce plan plaisait à Lionel ! Sans aucun doute sa meilleure mission, si prometteur qu'il s'en réjouissait d'avance.
Libre de disposer de toutes les ressources qu'il souhaitait, il resta pourtant humble, ne partant à l'aventure qu'avec un acolyte. Pour une fois, il allait pouvoir tirer son coup, et pareil moment était aussi appréciable que l'éclosion d'un edelweiss au sommet du Mont-Blanc.
Installés dans leur coquille de métal bleu et blanc, les policiers de faction n'eurent pas le temps de goûter à la pizza qu'ils venaient de se faire livrer. Le premier finit le nez entre les anchois, un pavé à la place du cerveau, alors que le second, son voisin, n'eut pour sa part même pas le temps de déballer son repas. Sa tête se rangea proprement dans la boîte à gants, et sa cervelle prit la place des CDs.
Trois minutes plus tard, ils montèrent les marches, si agiles que le bois ne craqua pas. Ils s'occupèrent dans un premier temps des jumeaux, se réservant le meilleur pour la fin. Faute de pavé, leurs poings, solides marteaux-piqueurs, feraient l'affaire. Lionel s'avança d'un pas énergique près du lit de Tim, laissant à Romuald le soin de s'occuper de Tom. Sur décompte manuel de Lionel, à l'instant T, leurs poings fondirent sur les visages des bambins. Ils avaient frappé comme pour un adulte, si bien que leurs mains s'enfoncèrent sans peine pour terminer leur course à l'arrière du crâne des enfants, qui n'eurent même pas le loisir de se réveiller. S'endormir sans jamais revoir le jour, y a-t-il pire ignominie au monde ?
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