— Aller au Brésil ne pose aucun problème. Pas de visa, un passeport suffit. Les vaccins ne sont même pas obligatoires, mais je vous conseillerais celui contre la fièvre jaune ainsi qu’une antipaludéen. Si votre étudiante est allée à la rencontre des Ururu, elle est partie à huit cents kilomètres au nord de la capitale, en direction de la frontière vénézuélienne. Elle a assurément pris l’avion de Manaus jusque São Gabriel da Cachoeira, la dernière ville avant nulle part. Depuis Charles-de-Gaulle, il y a deux ou trois vols par semaine, c’est un trajet emprunté par les touristes qui partent en trek vers le Pico da Neblina, la plus haute montagne brésilienne.
— Vous avez l’air de bien connaître.
— Tous les anthropologues du monde sont déjà allés là-bas, on y trouve les plus grandes réserves indiennes. Certains tentent même leur chance vers les Ururu, sans succès évidemment. Plutôt que de prendre vos billets isolément, accrochez-vous à un tour-opérateur. Ainsi, vos trajets seront gérés jusqu’à São Gabriel, et surtout, on se chargera pour vous de récupérer les autorisations par la FUNAI, la Fondation nationale de l’Indien. Des policiers, des militaires naviguent sur les rivières et ne sont pas tendres, mieux vaut être en règle pour traverser les territoires indigènes qui longent le rio Negro. Là-bas, lâchez le tour-opérateur et prenez votre propre guide. Les habitants ont l’habitude des étrangers, vous trouverez facilement.
Il marqua précisément l’endroit sur son plan détaillé. Un véritable no man’s land .
— De là, comptez une journée de bateau, et une autre de marche pour atteindre le territoire des Ururu. Les guides vous y amèneront si vous les payez bien. Je ne dirais pas que les demandes sont fréquentes, mais elles existent. En tout cas, à ma connaissance, les résultats sont toujours les mêmes : Chimaux et les Ururu chassent quiconque s’approche de leurs villages, et parfois avec des conséquences tragiques.
Lucie observait attentivement la carte. Des aplats verts à perte de vue, des montagnes, des fleuves immenses, déchirant la végétation. Loin, si loin de Juliette.
— Nous essaierons quand même.
— Je vous aurais bien accompagné si je n’avais pas cette jambe foutue. Je connais bien la jungle, elle n’est pas une forêt comme les autres. C’est un monde mouvant, fait de faux-semblants et de pièges, où la mort peut vous attendre à chaque pas. Gardez bien cela en tête.
— C’est notre quotidien.
Ils se saluèrent et se souhaitèrent bonne chance, puis ils se quittèrent sous la pluie et partirent dans leurs voitures respectives. Avant de mettre le contact, Sharko considéra la photo de Napoléon Chimaux.
— Tentative d’assassinat en 2004… L’époque où Stéphane Terney entame la rédaction de son livre La Clé et le Cadenas , pour y cacher les codes génétiques. Nul doute qu’il a pris peur, et qu’il a commencé à se protéger. Ce scientifique tueur devait le terroriser.
— Après sa tentative d’assassinat, Chimaux a prétexté un voleur, pour se protéger aussi. Il connaissait forcément l’identité de son assassin. Mais s’il parlait…
— … Il se grillait, à cause de Phénix. J’ai l’impression que ça explique le rôle de Louts là-dedans. Emprisonné dans sa jungle, Chimaux s’en est peut-être servi comme… d’un éclaireur, ou d’un pigeon voyageur. Il l’a envoyée récupérer quelque chose pour lui.
— Des noms, des caractéristiques et des portraits d’assassins gauchers ?
— Peut-être oui. Des assassins gauchers ultra-violents, entre vingt et trente ans.
Sharko fit gronder le moteur.
— Il y a une dernière chose que j’aimerais vérifier.
Dans l’animalerie du centre de primatologie, Sharko et Lucie suivaient Clémentine Jaspar en silence. Cette dernière se présenta face à Shery, et lui montra le portrait récent de Napoléon Chimaux. À l’aide de ses gestes en Ameslan, elle posa la question suivante : « Toi connaître homme ? »
Comme l’aurait fait n’importe quel humain, Shery prit la photo entre ses grandes mains, l’observa et secoua négativement la tête. Elle ne l’avait jamais vu.
Lucie considéra Sharko dans un soupir.
— On a Terney, on a Chimaux. Il nous manque le troisième homme : le scientifique…
— … Qui élimine allègrement tous ceux qui se trouvent sur son passage. Un individu extrêmement dangereux, un animal acculé, prêt à tout pour survivre.
— Et vu l’état des choses, je ne vois plus malheureusement qu’un endroit où on peut aller chercher son identité.
— Sur les lèvres du monstre : Napoléon Chimaux.
Le départ pour Manaus était normalement prévu pour le surlendemain, le dimanche à midi, ce qui laissait le temps à Lucie de se préparer au voyage et, surtout, de passer un peu de temps avec Juliette. Avant de partir de Paris, trois heures plus tôt, elle avait emprunté le portable de Sharko — le sien étant déchargé — pour prévenir sa mère de son retour, aux alentours de 16 h 30.
Il était 16 h 45. Bien qu’elle se sût très en retard pour la sortie de l’école, elle se gara néanmoins le long du boulevard Vauban et courut jusqu’à l’établissement scolaire. Mais les grilles étaient déjà fermées. Les parents, les enfants avaient déserté les lieux pour le week-end. Face à elle, la cour de récréation était désespérément vide. Mais peu importait. Lucie aimait cette école, elle y aurait passé des heures, là, seule, à se rappeler ses propres souvenirs d’enfant. Elle contempla cette étendue de bitume avec de la joie dans le regard.
À la hâte, elle regagna son appartement. Pour la première fois depuis longtemps, elle était heureuse de retrouver ces façades familières, ces murs de brique, de croiser les visages des étudiants qui habitaient à proximité. Était-ce grâce à Sharko, à leur nuit d’amour, leurs confidences ? Parce qu’elle se sentait encore capable d’aimer, et de se dire que tout n’était pas fichu ? Lorsqu’elle entra chez elle, elle vit Marie Henebelle, assise dans le canapé, en train de regarder la télé. Les jouets, les poupées, les cahiers de vacances étaient toujours là, au sol, un peu partout et par deux. Ici aussi, ça sentait bon l’enfance, les rires, une présence joyeuse.
Lucie salua Klark, qui la lécha à qui mieux mieux, puis elle se précipita et embrassa sa mère sur la joue.
— Salut maman.
— Salut, Lucie…
Elles échangèrent un sourire un peu tendu.
— Je reviens, je file voir qui tu sais, fit Lucie.
Marie remarqua qu’elle tenait un cadeau dans sa main. Il s’agissait d’un jeu de mode créative. Avec entrain, Lucie se dirigea vers la chambre de sa fille. Son cœur battait tellement fort dans sa poitrine… Elle ouvrit la porte. Juliette se tenait là, assise sur son lit, au milieu de ses peluches. Avec calme, elle jouait avec de petites perles colorées, qu’elle enfilait délicatement le long d’un fil de nylon. Il y en avait des centaines sur le sol. Lucie sentit son cœur chavirer lorsque la gamine la regarda, qu’elle lui adressa son si joli sourire.
Toute joyeuse, la fillette s’empara d’un collier et le passa autour du cou de sa mère.
— D’abord pour toi. Et après, j’en ferai un pour Clara.
Elles se serrèrent l’une contre l’autre. Leurs cœurs battaient à l’unisson.
— Tu m’as tellement manqué, confia Lucie dans un soupir.
Elle lui donna son cadeau.
— Ça te permettra de créer de vraies tenues de mode miniatures. Ça te plaît ?
Juliette acquiesça.
— Clara aussi, elle aimera bien. Je vais l’attendre pour l’ouvrir.
— D’accord, ma puce.
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