Lucie s’écarta du groupe, excitée, nerveuse, et resta seule à l’écart. Plus tard, on entendit un rappel au micro : le vol pour Manaus était prévu à l’heure, les passagers étaient priés de se rendre en salle d’embarquement. Lucie écrasa son gobelet de café dans son poing et, après de longues hésitations, se rendit à un distributeur d’argent. Elle retira le maximum autorisé par sa carte bleue, soit deux mille cinq cents euros. Compte ultra-débiteur, tant pis. Elle passa nerveusement les contrôles de sécurité. Elle se retournait sans cesse, cherchait des yeux, tendait le cou. Elle s’attendait enfin à un signe, une voix qui crierait son prénom dans la foule. Elle resta encore quelques minutes derrière les portiques puis suivit les retardataires vers la salle d’embarquement, où les hôtesses procédaient déjà aux contrôles : on faisait monter les gens dans l’avion. Son groupe d’aventuriers, de simples touristes de tous âges, des Brésiliens qui rentraient chez eux… Lucie songea, encore, à tout plaquer et à faire demi-tour.
Emportée par ce courant de bras et de jambes, elle se rapprocha du personnel navigant. Elle attendit l’ultime seconde avant de, finalement, tendre son titre de transport.
Il y eut deux rappels : le passager Franck Sharko était prié de se présenter au plus vite en salle d’embarquement, porte 43. Lucie se surprit encore à espérer, tenta même de donner un dernier coup de fil avant l’extinction des téléphones portables.
Puis, on ferma les portes de l’avion.
Vingt minutes plus tard, l’Airbus A 330 décollait du tarmac de l’aéroport parisien. Un type d’à peine vingt-cinq ans, ressemblant à Tintin, profita de la place vide pour s’installer à côté de Lucie. Un célibataire collant, qui commença à lui parler trek et matériel de camping. Lucie l’éconduit poliment.
Le front collé au hublot, elle se dit que jamais rien ne l’épargnerait dans cette putain de vie.
Comme Éva Louts, elle partait à la rencontre de sauvages, avec une énorme interrogation sur le bout des lèvres : qu’était-il arrivé à Franck Sharko pour qu’il rate l’un des rendez-vous les plus importants de toute sa vie ?
Les « salles d’interrogatoire » du 36 n’ont rien à voir avec l’image qu’on s’en fait. Pas de vitre sans tain, pas d’outillage perfectionné, pas de détecteur de mensonge. Non, juste un bureau ridicule, mansardé, où le plafond semblait vouloir vous écraser et où les dossiers criminels entassés dans les armoires se pressaient contre vous, comme pour vous prendre à la gorge.
Sharko était seul, assis sur une chaise en bois sommaire, menottes aux poignets, face à un mur garni d’un calendrier et à une petite lampe de bureau. Manien et Leblond l’avaient laissé mijoter plusieurs heures, enfermé là-dedans comme un lion en cage. On était dimanche. Les couloirs étaient vides, et Manien avait choisi un bureau à l’étage administratif, sous celui de la Crim, s’assurant ainsi que personne ne viendrait les déranger. Pas d’eau, pas de café, pas de téléphone. Ces salauds ne respectaient aucune procédure. Ils voulaient qu’il ait les nerfs à fleur de peau, en pleine tension, et, surtout, qu’il s’interroge. Technique de flic, qui forçait le suspect à se poser un tas de questions, à se mettre en doute.
Le commissaire n’en pouvait plus. Il était presque midi. Six heures, menotté, le cul sur une chaise, dans ce bureau étouffant qui puait la rancœur. Il pensait à Lucie, et ça le rongeait de l’intérieur. Elle avait dû appeler sur son téléphone portable, à maintes reprises, à la fois inquiète et impatiente. Et elle avait embarqué pour Manaus, Sharko en avait la certitude.
Elle était partie seule vers les ténèbres, sans comprendre.
Rien que cette idée le rendait dingue.
Les deux salopards entrèrent encore dans la salle, la clope au bec. Régulièrement, ils allaient et venaient, sans rien dire, juste pour montrer qu’ils planchaient sur son cas. Cette fois, Manien tenait un gros dossier sous le bras. Il déposa un CD sur le bureau, et demanda simplement :
— Tu as déjà discuté avec Frédéric Hurault à la Salpêtrière ?
— Discuter n’a jamais fait de quelqu’un un meurtrier.
— Réponds juste à la question.
— Ça m’est arrivé.
Manien repartit en parlant tout bas avec son collègue. Ils allaient jouer avec lui, profiter de leurs vingt-quatre heures pour le mettre à mal. Beaucoup de personnes piégées dans ces bureaux avouaient parfois des crimes qu’ils n’avaient pas commis. On privait un drogué de son héroïne, un alcoolique de sa bouteille, une mère de son enfant. On menaçait, intimidait, poussait à bout. Il existait en chaque être humain une barrière psychologique qui pouvait être brisée, à force de menaces, d’intimidations, d’humiliations.
Seul, Sharko fixait le CD sur le bureau. Qu’y avait-il là-dessus ? Pourquoi cette question sur la Salpêtrière ? Pourquoi le procureur de la République avait-il autorisé la garde à vue ? Une bonne heure plus tard, les deux hommes revinrent avec de nouvelles questions, et repartirent. Matraquage psychologique.
Autre salve. Cette fois, Manien s’installa face à Sharko, de l’autre côté du bureau, tandis que Leblond restait près de la porte fermée, les bras croisés. Cet abruti jouait avec un élastique.
Manien déclencha un enregistreur numérique puis hocha le menton vers le CD.
— On a la preuve que tu as tué Frédéric Hurault.
Sharko ne tressaillit pas. N’importe quel flic ou psychiatre l’aurait dit : pour survivre à un interrogatoire, il fallait nier, toujours nier, en pesant ses mots. Ne pas répondre, par exemple : « Quelle preuve ? »
— Je ne l’ai pas tué.
Manien ouvrit son gros dossier, prenant garde que Sharko ne puisse voir ce qu’il contenait. Le commissaire tendit le menton vers la couverture cartonnée.
— Il y a quoi là-dedans ? Une ramette de papier vierge ?
Manien en sortit une photo et la poussa vers le commissaire.
— C’est vierge, oui, mais ce n’est pas du papier. Jette un œil.
Sharko hésita. Il pouvait refuser de collaborer, faire la forte tête, mais il s’exécuta. De toute évidence, depuis le début de la garde à vue, Manien lui proposait un duel. Tous deux connaissaient les règles, tous deux savaient qu’au terme des vingt-quatre heures, un seul d’entre eux sortirait vainqueur.
Lorsqu’il vit ce que le cliché représentait, une violente bouffée d’angoisse lui monta au nez, son visage se tordit. Il n’avait qu’une envie : hurler. Il ne put réprimer un tremblement.
— Je vois que ça te parle, cette fois ? fit l’interrogateur.
Sharko serra ses poings dans son dos.
— Tu me montres le cadavre de deux fillettes dans une baignoire, bordel.
Manien souffla un nuage de fumée, comme pour se donner une aura maléfique.
— Tu te rappelles, la première fois où on a parlé de Frédéric Hurault dans mon bureau ? C’était lundi dernier.
— Je sais que c’était lundi dernier.
— Pourquoi tu ne m’as pas dit que ses filles étaient des jumelles ?
Sharko se souvenait parfaitement de la vision d’apocalypse, en ce lointain dimanche matin de l’année 2001. De petits corps nus, rigoureusement identiques, la tête enfoncée dans la baignoire. Il essaya de garder son sang-froid, même s’il pressentait que ses nerfs pouvaient se rompre à tout moment. Manien avait trouvé le point faible, la rotule abîmée sur laquelle il allait appuyer, jusqu’à faire péter les ligaments. Sharko se dit que désormais, il fallait tenir. Juste tenir.
— Pourquoi je t’en aurais parlé ? C’était important ? Tu crois franchement que ça va t’aider à coincer son assassin ? Je n’en reviens pas que tu sois toujours sec sur cette affaire.
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