Maxime leur distribua des bouteilles d’eau, des collations, à grand renfort d’explications touristiques dont Lucie se fichait royalement. Manaus, ancienne ville du caoutchouc… Maisons coloniales construites avec des matériaux français, blablabla. Son portable avait automatiquement basculé sur le réseau brésilien Claro, et elle tentait désespérément d’appeler Sharko. Il devait être aux alentours de 22 h 00 en France. Toujours aucun message, ni aucune nouvelle. Elle angoissait, regrettait d’être ici, à treize heures d’avion de chez elle. Autour, les gens étaient joyeux, séduits, excités. Tristement, elle fixait un couple de sexagénaires, eux aussi embarqués pour l’aventure. Ils se tenaient la main et échangeaient des regards amoureux. Ils avaient tant de choses à partager, se découvraient encore, après toutes ces années, se créaient des défis parce que, peut-être, le grand malheur les avait épargnés. De colère, par jalousie, ou simplement pour se prouver qu’elle existait, Lucie rédigea des SMS pour sa mère et Juliette.
Une seule compagnie aérienne, la Rico Linhas Aéreas, desservait São Gabriel da Cachoeira. À 18 h 32, le groupe décollait à bord d’un Embraer EMB, petit modèle. Le paysage était à couper le souffle, la démesure s’exprimait avec arrogance. Lucie vit, sous ses yeux, la formation du fleuve Amazone, résultat de la confluence des eaux noires du rio Negro et des eaux jaunes du Solimões. Une envergure de presque quarante kilomètres à certains endroits. Quelques villages épars marquaient les dernières traces de civilisation. Lentement, le soleil venait mourir sur l’horizon d’émeraude, fendu de rides liquides, de fanges obscures, de marécages secrets. Des plaies brunes s’ouvraient, des montagnes crevaient la végétation. Lucie imagina cette vie mystérieuse qui grouillait sous elle, ces millions d’espèces végétales et animales qui luttaient pour leur survie, se reproduisaient, perpétraient leurs gènes dans la touffeur tropicale. Les Ururu étaient l’une de ces espèces. Des prédateurs des ténèbres qui avaient traversé les siècles, véhiculant avec eux une violence préhistorique.
Elle somnola, puis secoua la tête lorsque le train d’atterrissage entra en contact avec le tarmac, deux heures plus tard. Salve d’applaudissements à l’extinction des moteurs. L’aéroport se résumait à deux pistes, des barrières barbelées autour, un grand bâtiment décrépi. Pas de tapis roulants ici, on déchargeait les bagages à même la piste. Ça sentait le bitume brûlant mais surtout les eaux du fleuve, ce mélange particulier de limon et de bois mort. Vérification des papiers, douane. Présence de la police militaire écrasante. Des regards sévères, inquisiteurs. Vestiges, selon Maxime, des années noires où les compagnies minières chassaient et massacraient les autochtones pour l’or, le plomb, le tungstène de ces régions du haut rio Negro. Aujourd’hui, ces policiers étaient des hommes de jungle, qui naviguaient en pirogue et traquaient les pilleurs de forêt : trafiquants de bois précieux, de plantes médicinales, d’animaux. Sans oublier la drogue. Les frontières colombienne et vénézuélienne étaient à moins de deux cents kilomètres, et les FARC, guère plus loin. Pour la première fois, Lucie fut heureuse d’être en compagnie du groupe. Elle ne comprenait pas un mot de portugais — ce n’était pas le genre de langue qu’on apprenait dans le nord de la France — et voulait éviter toute complication.
Dès la sortie de l’aéroport, on se jeta sur eux. On leur proposait de les prendre en photo avec un paresseux dans les bras, un boa autour du cou, un bébé caïman sur les genoux. Certains tendaient des publicités en anglais : tour en bateau sur le rio Negro, visite des réserves indiennes, excursion dans la jungle. Des marchands, des dizaines de guides se pressaient autour de leur groupe…
Alors, Lucie eut une idée pour, peut-être, accélérer les choses. Dans la cohue, elle s’éloigna volontairement des touristes, sortit de son sac une photo d’Éva Louts, qu’elle avait pris soin d’agrandir, et se laissa submerger par les locaux.
— Qui connaît ? demanda-t-elle en anglais. Qui connaît ?
La photo circulait de main en main, se chiffonnait, disparaissait parfois, jusqu’à ce qu’un homme à la longue barbe noire, le visage détruit et foncé, s’approche d’elle. Un mélange de Blanc et d’Indien , songea Lucie. L’individu d’une quarantaine d’années lui répondit en anglais :
— Moi, je la connais.
Derrière, Maxime invitait, tant bien que mal, les voyageurs à se regrouper sur un parking, près d’un minibus. Lucie fixa son interlocuteur et l’emmena à l’écart.
— Je veux aller là où elle est allée… C’est possible ?
— Tout est toujours possible. Pourquoi les Ururu ?
Il savait pour les Ururu, il avait donc vraiment accompagné Louts là-bas. La voix était grave. L’homme avait la chemise trempée et à moitié ouverte, laissait jaillir les poils noirs de sa poitrine. Une gueule de roublard, pensa Lucie, mais elle n’avait pas vraiment le choix.
— Pour rencontrer Napoléon Chimaux, comme elle. Combien ?
Le guide fit mine de réfléchir. Lucie l’observa attentivement. Il était grand, costaud, abîmé de partout. Il avait des mains grosses comme des tourteaux.
— Quatre mille reis. Ça comprend l’équipage, le bateau, le matériel, la nourriture. Je m’occupe de tout, je vous amène là-bas.
Il avait parlé français, avec un fort accent sud-américain, certes, mais compréhensible. Lucie ne chercha pas à discuter le prix. Cette somme correspondait à celle qu’Éva Louts avait retirée en liquide.
— Très bien.
Ils se serrèrent la main.
— Vous logez au King Lodge ? demanda-t-il.
— Oui.
L’homme lui rendit la photo.
— Demain matin, 5 heures. Ainsi, nous arriverons au bout de la rivière à la fin de la journée, nous dormirons sur place avant la marche du lendemain. Vous me paierez l’intégralité. N’oubliez pas votre autorisation et un peu d’argent liquide pour le passage sur la rivière.
— Dites-moi comment s’est passé le voyage avec Éva Louts. Qu’est-elle allée chercher là-bas ?
— Demain. Au fait, je m’appelle Pedro Possuelo.
Il disparut dans la foule, aussi discrètement qu’il était arrivé. Une ombre parmi les ombres…
Le trajet depuis São Gabriel était un trek à lui tout seul. Ils prirent encore un minibus aux portières dépareillées et en mauvais état. Même si la pleine lune brillait, Lucie n’aperçut pas grand-chose de la ville, mais elle en devina la misère. Murs de bétons à demi écroulés, toits en tôle, trottoirs poussiéreux sous des ampoules suspendues. Ces gens n’avaient même pas de route pour quitter la région, la jungle les enserrait, les étouffait. Maxime, dont le visage commençait à trahir la fatigue, fournit néanmoins quelques explications, jouant son rôle à la perfection : après l’occupation par les carmélites jusqu’au début du xx e siècle, les cascades sur le fleuve avaient transformé São Gabriel en une ville de garnison. Les gros bateaux de commerce en provenance de Manaus ne pouvaient aller plus loin dans la jungle, à cause des rapides. Les Indiens, eux, venaient par l’autre côté, en pirogue légère, vendre et acquérir des biens, faisant de l’endroit un lieu d’échange de denrées et d’expériences. La population d’aujourd’hui — moins de vingt mille habitants — était d’ailleurs composée principalement d’autochtones sortis des forêts, des cultivateurs, des marchands, des artisans, qui conservaient des liens avec leurs régions d’origine.
São Gabriel n’était pas juste une ville dans la forêt, où siégeaient quelques ONG comme la FUNAI, l’IBAMA ou la Fondation nationale de santé. C’était aussi une ville de la forêt.
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