Sharko considéra le cliché. Napoléon Chimaux ne regardait pas le photographe. Il était au bord d’un cours d’eau, grimé et vêtu de vêtements kaki comme ceux des militaires. Malgré sa soixantaine d’années, ses cheveux étaient d’un brun intense, son visage paraissait fin et poli comme l’acier. Sharko ne sut exprimer exactement ce qui le mettait mal à l’aise dans ce cliché. Chimaux, qui avait aujourd’hui soixante-neuf ans, en paraissait dix de moins. Il avait quelque chose de noir dans le regard, que le commissaire ne parvenait à définir.
Lenoir parlait avec une certaine forme de compassion, de respect dans la voix.
— … Arthur Chimaux, le père, connaissait bien l’Amazonie. Il était l’un des principaux acteurs du jeu politique dans le nord du Brésil et avait de nombreux soutiens, comme les exploitants de mines d’or et les principaux adversaires des droits indigènes. Il mourut dramatiquement en 1963 au Venezuela, un an avant la découverte des Ururu par son fils. Il lui a légué énormément d’argent.
Lenoir s’empara du livre et le montra au commissaire, qui le prit entre ses mains.
— Comment j’ai découvert les Ururu, le peuple féroce … ça a été le seul ouvrage que Napoléon Chimaux écrivit sur les Ururu, dans les années 1964 et 1965. Il y parle de son incroyable expédition, de toutes les fois où il a failli mourir, de l’horreur de sa première rencontre avec ceux qu’il qualifie comme « le dernier groupe vivant issu de l’âge de pierre ». Il fait clairement passer ce peuple pour une relique vivante de la culture préhistorique, un peuple d’une violence inouïe. Il raconte, je le cite : « J’ai en face de moi un tableau incroyable de ce à quoi pouvait ressembler la vie pendant une bonne partie de la préhistoire. »
Lenoir donnait l’impression de connaître l’ouvrage par cœur. Sharko feuilleta les pages et s’arrêta sur la photo noir et blanc d’un indigène, complètement nu. Un colosse aux yeux belliqueux, aux lèvres charnues, qui fixait l’objectif comme s’il allait le dévorer.
Chimaux commenta le cliché.
— Les Ururu ont la peau claire, les yeux noisette, Chimaux les appelait les « Indiens blancs ». Il a ramené ici même, en 1965, des fragments de squelette qui suggèrent des traits « caucasoïdes ».
— Les Ururu viendraient donc de l’Europe ?
— Comme tous les Indiens natifs d’Amérique. Ils descendent des premiers chasseurs du paléolithique, qui ont franchi le détroit de Béring il y a au moins vingt-cinq mille ans. Ils seraient néanmoins la seule tribu restée morphologiquement et culturellement très proche de Cro-Magnon.
Le commissaire tendit le livre à Lucie. En silence, ils échangèrent un regard inquiet, dans lequel tournait toujours le même cheminement incompréhensible : Cro-Magnon, les Ururu, Carnot et Lambert… Cro-Magnon, les Ururu, Carnot et Lambert…
La chaîne du temps.
Aidé de sa canne, Lenoir se mit à marcher dans la maison, vers l’escalier, tout en poursuivant ses explications :
— Dans son ouvrage, Napoléon Chimaux n’est pas tendre avec les Ururu. Il les décrit comme un peuple sanguinaire, une horde de tueurs qui ne cesse de livrer des guerres tribales. La plupart des individus sont jeunes, puissants, agressifs. Ils pratiquent des rites d’une grande barbarie, avec, à la clé, une mort affreuse. Chimaux décrit avec beaucoup d’emphase leur violence extrême, la manière très archaïque et directe dont ils tuent, et ce dès le plus jeune âge. Si vous regardez les clichés, vous verrez que les outils, les armes sont en bois ou en pierre. En 1965, ils ne connaissaient pas le métal.
Sharko, qui avait continué à feuilleter le livre, pointa du doigt la photo de quatre hommes Ururu, armés de haches.
— Viens voir, Lucie. Viens voir de quelle main ils tiennent leur hache.
Lucie s’approcha et avant même de regarder, elle avait la réponse.
— Quatre guerriers, trois gauchers… Chimaux parle-t-il de cette particularité ?
L’anthropologue regarda la photo, comme s’il la voyait pour la première fois.
— Des gauchers ? Tiens, vous avez raison. Non, il n’en parle pas. C’est curieux qu’ils soient si nombreux.
Direction l’étage. L’escalier… Des pas grinçants… L’impression de violer une intimité… Lenoir avait allumé une lampe de poche. Sur les murs, des jeunes avaient laissé un tas de messages, du genre « Marc + Caroline » dans un cœur. Lucie ne se sentait plus du tout à l’aise dans cette maison malsaine, silencieuse, sans vie. Ils pénétrèrent dans une petite chambre dont la fenêtre donnait sur les champs. Un matelas traînait au sol, à côté de son sommier délabré.
— C’est ici que Napoléon Chimaux a grandi avec sa mère.
On pouvait encore deviner la tapisserie d’une chambre d’enfant, les motifs de bateaux et de palmiers qui se répétaient régulièrement. Des avant-goûts de voyage.
— … Dans son livre, Napoléon Chimaux dresse un parallèle étroit entre la structure des Ururu et celles de nombreux primates. Comme pour les troupes de babouins, les villages se scindent en deux dès qu’ils dépassent une certaine taille. Selon Chimaux, les « Féroces » ressemblent à ces singes : des primates amazoniens dont la parfaite amoralité fait du meurtre et des rites sanguinaires des idéaux tribaux.
Au milieu de la pièce, Lucie feuilleta le livre, s’arrêtant chaque fois qu’elle tombait sur une photo. Les Indiens présentaient des visages effrayants, parfois maquillés. Lucie ne pouvait s’empêcher de penser aux films de cannibales qu’elle avait vus quand elle était plus jeune, et elle frissonna.
— Où est-il ? demanda-t-elle. Où est aujourd’hui Napoléon Chimaux ?
— J’y viens, je termine juste ce que je vous racontais. Entre 1964 et 1965, Napoléon a parcouru le monde pour faire part de sa découverte et écrire son livre. Il se rendait dans les universités, les instituts de recherche avec ses photos, ses ossements. De nombreux scientifiques étaient intéressés par ses découvertes.
— Des scientifiques ? Pourquoi ?
— Parce que la « valeur marchande » d’un groupe tribal est d’autant plus grande qu’il est éloigné ou isolé. Pour les scientifiques, les biologistes, les généticiens, le sang de telles tribus vaut plus que de l’or. Ce sang issu d’un autre âge a un caractère génétique unique, vous comprenez ?
— Je comprends très bien.
— Mais que ce soit dans son livre ou ses voyages, jamais, jamais Napoléon ne dévoile l’endroit où vivent les Ururu en Amazonie, si bien que personne n’est capable de lui « voler » son peuple. Lui seul, ainsi que son équipe d’expédition, des marginaux, des chercheurs d’or qu’il protège jalousement, sont capables de retrouver leurs traces… En 1966, Chimaux disparaît brusquement de la civilisation. D’après les gens d’ici, il ne revenait dans cette maison que de temps à autre, juste quelques jours.
— 1966, c’est justement la date du film, fit remarquer Lucie.
Yves Lenoir acquiesça, le visage grave.
— On sait qu’il vit depuis toutes ces années dans le plus gros village des Ururu, où apparemment, il règne en maître sur l’ensemble du peuple. Vous savez, le temps qui passe a eu raison des terres vierges. Aujourd’hui, il n’est plus un kilomètre carré de cette planète qui n’ait été exploré. Photos satellites, avions, expéditions de plus en plus spectaculaires, à renfort de gros moyens. L’endroit où vivent les Ururu est géographiquement connu, il se situe dans les alentours du haut rio Negro, on peut désormais s’y rendre relativement facilement. Mais les Ururu font partie des soixante communautés indiennes qui n’ont aucun contact avec l’extérieur. Les aventuriers ont longtemps eu peur de tenter un voyage, à cause de la férocité de ce peuple, décrite dans le livre de Chimaux. Mais le goût de la découverte a été plus fort. Les expéditions se sont multipliées. Cependant, ceux qui se sont hasardés dans ces régions pour tenter d’étudier les Ururu se sont fait chasser à la manière forte, avec un message pour le moins direct de Napoléon Chimaux : « Ne revenez plus jamais ici. »
Читать дальше