Chacun de ses mots était envoyé comme une fléchette empoisonnée. Le peuple, la région qu’il décrivait ressemblaient à l’enfer. Pourtant, Lucie était persuadée que Louts avait réussi à aborder Chimaux, et qu’elle s’apprêtait à retourner le voir.
Dans l’intimité de cette chambre, Lenoir frappa sa canne contre un mur, faisant tomber un peu de plâtre.
— Les anthropologues que nous sommes se sont toujours demandé comment Chimaux avait réussi à si bien s’intégrer parmi ce peuple, à se hisser au sommet de leur hiérarchie et à y imposer sa loi. Avec votre film, j’ai désormais la réponse, et c’est pour cette raison que ce documentaire est primordial. Il ne fait désormais aucun doute que Chimaux est revenu en 1966 avec le virus de la rougeole dans son sac.
Il y eut un silence seulement perturbé par la pluie et le vent. Sharko prit la mesure de la cruauté et de la folie de Chimaux.
— Vous voulez dire que… qu’il l’aurait amené volontairement, dans un flacon ou un truc dans le genre, pour anéantir certains Ururu ?
— Exactement. Les peuples primitifs ont leurs croyances, leurs dieux, leur magie. Porteur d’une telle arme de destruction, l’anthropologue s’est imposé comme l’être capable d’anéantir sans même rien toucher. Un dieu, un sorcier, un diable… Dès lors, les Ururu ont dû le vénérer tout autant qu’ils le craignaient.
— C’est monstrueux, murmura Lucie.
— C’est pour cette raison que ce document devra être connu des fondations d’anthropologie. Les gens doivent savoir, afin de réagir en conséquence. Aujourd’hui, aucune fondation, aucune ONG ne sait comment intégrer le sort des Ururu dans le paysage indien amazonien. Tous ont peur de les approcher.
— Cela est certes monstrueux, mais n’explique pas Phénix n° 1, noté sur la tranche de la cassette, fit remarquer Sharko. Il n’y a pas que cette histoire de rougeole, Phénix suggère quelque chose de plus vaste, de plus monstrueux encore. La contamination n’était que le début de quelque chose …
Lucie prit le relais, restant sur la même longueur d’onde que son coéquipier.
— Napoléon Chimaux a été vu à plusieurs reprises en France, à Vincennes, entre 1984 et 1985, accompagné d’un autre homme. Ces deux individus étaient en relation avec un gynécologue-obstétricien, à qui ils ont remis plusieurs cassettes de ce genre. Ça vous dit quelque chose ?
L’anthropologue réfléchit quelques secondes.
— Chimaux sortait souvent de sa jungle. On l’a vu au Brésil, au Venezuela, en Colombie, et souvent ici même. Il gardait des relations avec la France, ça c’est sûr. En 1967, il a été intercepté au Venezuela avec une cargaison d’éprouvettes venant de France justement, qu’il comptait utiliser pour recueillir des échantillons de sang des Ururu. Il n’avait aucune autorisation d’une quelconque commission de surveillance scientifique, aucun papier. Il a prétendu vouloir prélever le sang pour aider ses Indiens, afin d’étudier les différentes formes de malaria qui infestaient la région. Ça a fait du bruit mais Chimaux s’en est sorti, certainement en glissant quelques billets dans les bonnes poches et aussi grâce à l’aura que son père avait laissée dans le pays.
Lucie allait et venait, sa main au menton. La rupture de Napoléon Chimaux avec le monde civilisé en 1966, la cassette la même année, les éprouvettes en 1967… À l’époque, Stéphane Terney ne pouvait pas être impliqué, il était revenu d’Algérie quelques années plus tôt pour se lancer dans la carrière de gynécologue-obstétricien, dans l’anonymat. À quel sombre trafic s’était livré Napoléon au cœur de la forêt amazonienne ? Qui l’avait aidé ? Qui lui avait fourni le virus de la rougeole ? Et qui allait analyser le sang des Ururu ? Un scientifique ? Un biologiste ? Un généticien ?
C’était forcément le deuxième homme de l’hippodrome.
Trois hommes connaissaient les secrets de Phénix.
Terney l’obstétricien… Chimaux l’anthropologue… Et le scientifique inconnu…
— Sait-on précisément de quel laboratoire français venaient les éprouvettes ? demanda Lucie, nerveuse.
— Pas à ma connaissance. Un avion avait décollé de France avec ce colis, mais Chimaux n’a jamais donné davantage d’informations. Il devait travailler avec un laboratoire, ça c’est sûr. Mais il savait protéger ses sources.
Lucie s’appuya sur le bord de la fenêtre. Derrière elle, la pluie claquait contre la vitre, comme des petites mains d’enfants. Elle soupira :
— Il s’est fait prendre cette fois-là, mais il est évident qu’il a continué son trafic. Que revenait-il faire ici, dans cette maison ?
— On l’ignore aussi. Mais depuis qu’on a tenté de le tuer, il a cette fois définitivement disparu dans la jungle, et n’est plus jamais revenu.
— Tenté de le tuer ? Comment ça ?
— Ça a fait la une des journaux, c’était en… 2004, si j’ai bonne mémoire. Je me suis beaucoup intéressé à cette affaire, car je suivais la carrière de Chimaux. Napoléon a reçu un coup de couteau ici — il désigna son aine gauche. Mais il dormait avec une prostituée, cette nuit-là, qui a surpris l’assassin au moment où ce dernier intervenait. Cela lui a sauvé la vie. L’artère iliaque a été à peine touchée. Le tueur a pris la fuite, et Chimaux a eu une chance phénoménale de s’en sortir.
Lucie et Sharko échangèrent un regard entendu. La manière de tuer ne laissait aucun doute : celui qui avait éliminé Terney en lui tranchant l’artère iliaque avait cherché à tuer Chimaux quatre ans plus tôt.
— Qu’a donné l’enquête de police ? demanda Lucie.
— Pas grand-chose. Chimaux a toujours certifié qu’il s’agissait d’un voleur. Toujours est-il qu’à peine rétabli, il est reparti dans sa jungle, avec ses « Féroces », pour toujours.
Finalement, Sharko voulut lui rendre le livre, mais il refusa.
— Je vous le laisse ainsi que la photo de Chimaux, vous me remettrez le tout avec le DVD.
Il haussa les épaules, dépité.
— Tout cela, c’est un beau gâchis. Aujourd’hui, il est évident que les Ururu sont de plus en plus contaminés par la civilisation qui, même si elle ne les a pas encore tout à fait atteints, se rapproche d’eux. Ils ne sont plus purs et savent que le monde existe ailleurs. Ils ont découvert le métal, la technologie, ils ont vu les avions dans le ciel. En les gardant pour lui, Napoléon Chimaux a privé le monde d’une découverte primordiale, de ce qu’est réellement l’histoire de ce peuple et de ce que fut, peut-être, la préhistoire… Voilà, grosso modo , tout ce que je puis vous dire sur lui.
Ils redescendirent dans le salon en silence, moralement éprouvés. Cette maison avait abrité un enfant comme un autre, qui avait grandi et était devenu un monstre. À quels sombres forfaits s’était-il livré au cœur de la tribu Ururu ? Quelles horreurs contenaient les fameuses cassettes Phénix ? Combien de litres de sang, de prélèvements avaient transité à travers la jungle, par avion, vers la France ? Et dans quel but ?
Alors qu’Yves Lenoir s’apprêtait à sortir, Lucie l’interpella.
— Attendez… On voudrait se rendre là-bas, comme l’a fait Éva Louts. Dites-nous comment procéder.
Il écarquilla les yeux.
— Aller sur le territoire des Ururu ? Vous deux ?
— Nous deux, répéta Sharko d’une voix qui ne prêtait à aucun commentaire.
Après une hésitation, l’anthropologue revint au centre de la pièce.
— Ce n’est pas une mince affaire, vous savez ?
— Nous le savons.
Il sortit une carte du nord du Brésil de son sac et la déploya sur la table. Sharko et Lucie se serrèrent à ses côtés.
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