Ses yeux partirent dans le vague, longtemps. Lucie ne trouvait plus de nouvelles questions à poser, ses théories s’effondraient. Si Terney s’était un jour approché de Félix Lambert, c’était après la naissance, au cours d’un examen classique, d’une prise de sang, ou de milliers d’autres façons. Mais certainement pas avant.
Coralie réagit enfin quand elle sentit un petit coup de pied dans son ventre. Elle essaya de se lever, le grand-père accourut pour l’aider.
— Tu vois bien qu’il faut te reposer. Rentrons à présent.
— Juste une dernière chose, intervint Sharko. Est-ce que quelqu’un dans votre famille aurait des origines amérindiennes ? Venezuela, Brésil, Amazonie ?
Le grand-père foudroya le flic du regard.
— On a l’air d’être amérindiens ? Nous sommes français depuis des générations et des générations, bon sang. Je vous garantis que vous allez avoir de mes nouvelles.
Lucie écrivit rapidement son numéro de téléphone portable sur une carte, qu’elle parvint à glisser dans la poche de l’homme.
— On n’attend que ça.
Sans répondre, les deux Lambert disparurent dans l’appartement. La porte se referma lentement derrière eux.
— Les vies se font et se défont, fit Lucie tristement. Et Dieu n’a rien à voir là-dedans. Il a un gros Scotch sur la bouche, Dieu, et les mains liées dans le dos.
Sharko préféra ne pas répondre, Lucie était à fleur de peau. Il sortit son téléphone portable qui vibrait.
— Terney n’a pas manipulé la naissance de Félix Lambert comme il l’a fait avec Carnot. Il n’a pas créé ce monstre-là.
— Apparemment, le monstre s’est créé tout seul. Et Terney s’est peut-être contenté de le repérer pour l’ajouter à sa liste.
Sharko montra le cadran lumineux à Lucie.
— C’est Clémentine Jaspar.
Le commissaire s’éloigna dans le couloir, répondit, et revint quelques minutes plus tard. Lucie l’interrogea du regard, Sharko acquiesça.
— Oui… Son ami anthropologue a trouvé.
Lucie ferma les yeux de soulagement. Sharko poursuivit :
— Il veut nous rencontrer à Vémars, un bled à quelques kilomètres de l’aéroport Charles-de-Gaulle, aux alentours de 11 heures. On y va.
Il pleuviotait lorsque les deux ex-flics arrivèrent devant une maison située en retrait du bourg, proche d’un silo à grains. Sous le ciel gris aux nuages laineux, devant cet horizon de champs verts et jaunes, l’habitation donnait l’impression d’un animal assoupi et blessé. Le jardin était en friche, la peinture des murs tombait en lambeaux, certaines vitres étaient brisées.
Une maison abandonnée. Sharko et Lucie se regardèrent avec surprise.
Le commissaire gara son véhicule au bout d’un chemin de terre, derrière une vieille Super 5 comme on n’en trouvait plus. Un homme en sortit et vint à leur rencontre. Ils se présentèrent et se serrèrent la main.
L’anthropologue Yves Lenoir, la cinquantaine, semblait être un homme simple. Vêtu d’habits plutôt passés — pantalon en daim marron, pull en laine rouge, chemise à carreaux —, il inspirait immédiatement confiance, avec sa barbe blanche et ses cheveux gris clairsemés. Sous le trait épais de ses sourcils clairs, brillaient des yeux d’un vert profond, en osmose avec toutes ces jungles dont il avait probablement étudié les peuples. Appuyé sur une canne — il boitait fortement de la jambe gauche —, il s’approcha du portail qui n’était pas fermé à clé : il suffisait de pousser les vantaux pour qu’il s’ouvre.
— Clémentine m’a parlé de l’importance de cette affaire pour vous. J’ai voulu vous rencontrer dans cet endroit, là où Napoléon Chimaux a vécu. En fait, cette maison appartenait initialement à son père.
— Napoléon Chimaux ? Qui est-ce ?
— Un anthropologue. Assurément, je l’ai identifié comme l’auteur du film que vous m’avez remis. C’est lui qui a découvert la tribu du DVD.
Lucie serra les poings. Une seule question l’intéressait :
— Est-il encore vivant ?
— Aux dernières nouvelles, oui.
Ils pénétrèrent tous dans l’habitation par une grande baie latérale donnant sur ce qui avait dû être le salon. Y traînaient des fantômes de meubles, des fauteuils aux housses craquelées et tapissées de poussière. L’humidité avait pris possession des lieux, gondolant les boiseries. Plus aucun bibelot, ni cadre. Les tiroirs, les portes des meubles étaient grands ouverts et complètement vides. La luminosité avait baissé, comme si le jour avait décidé de se lever plus tard ici qu’ailleurs.
— Tous les habitants du village ont dû entrer au moins une fois ici. Par curiosité. Vous connaissez les gens.
— Ils ont surtout tout dévalisé, répliqua Sharko.
— Ah, ça…
Yves Lenoir s’approcha d’une table en triste état, souffla sur la poussière et y posa sa canne ainsi qu’une sacoche marron, d’où il sortit le DVD.
— Tout d’abord, j’aimerais, dans la mesure du possible, pouvoir récupérer ce précieux film et le présenter à divers conseils et fondations d’anthropologie, notamment brésiliennes et vénézuéliennes.
Sharko comprenait mieux à présent la démarche du bonhomme. Il offrait une visite guidée dans l’univers de Napoléon Chimaux mais, en contrepartie, il avait ses petites exigences. Le commissaire décida d’entrer dans son jeu :
— Bien sûr, vous l’aurez en temps et en heure, et en exclusivité. (Il lut un bref éclat de jouissance dans les yeux de Lenoir.) Mais je vous demanderais de ne surtout rien ébruiter pour le moment, tant que notre enquête est en cours.
L’anthropologue acquiesça et déposa le DVD dans la main tendue du commissaire.
— Évidemment. Permettez-moi d’insister mais… J’aimerais comprendre comment vous avez obtenu ce document exceptionnel et d’une incroyable cruauté. D’où vient-il ? Qui vous l’a donné ?
Sharko prit son mal en patience et lui expliqua brièvement les grandes lignes de l’enquête, tandis que Lucie faisait le tour de la pièce. Lenoir n’avait jamais entendu parler de Stéphane Terney, ni d’Éva Louts, ni de Phénix.
— Nous aimerions à notre tour vous poser des questions, intervint Lucie en revenant auprès des deux hommes. En fait, pour être clairs, nous aimerions tout savoir sur Napoléon Chimaux et cette tribu.
Leurs voix résonnaient, alors que dehors, la pluie crépitait de plus en plus fort sur le toit. Yves Lenoir contempla le ciel quelques secondes.
— La tribu qui vous intéresse s’appelle les Ururu. Une tribu amazonienne qui reste, à ce jour, l’une des plus méconnues.
Il sortit un livre de sa besace, ainsi qu’une carte géographique qu’il rempocha aussitôt. L’ouvrage était abîmé, la couverture racornie. Il était assez épais. Un livre signé Napoléon Chimaux.
— Napoléon Chimaux… murmura Lenoir.
Il avait prononcé ce prénom et ce nom comme s’il s’agissait d’un blasphème. Il présenta la photocopie couleur d’un portrait à Sharko.
— C’est l’une des rares photos récentes que l’on possède de lui. Elle a été prise à la sauvette, au téléobjectif, il y a un an, en pleine jungle. Chimaux est l’anthropologue français qui a découvert les Ururu en 1964, dans l’une des zones les plus reculées et inexplorées de l’Amazonie. À l’époque, celle des jours les plus noirs de la dictature brésilienne, Chimaux n’avait que vingt-trois ans. Il suivait les traces de son père, Arthur, l’un des plus grands explorateurs du siècle passé, mais aussi l’un des moins recommandables. Quand Arthur revenait entre deux expéditions, c’était ici, à Vémars. En dépit de toutes les merveilles qu’il avait vues, je crois qu’il aimait retrouver la simplicité d’un endroit comme celui-ci.
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