Sharko soupira, une main sur le front.
— J’ai passé une nuit d’enfer. Pourriez-vous être plus clair ?
Le biologiste eut un sourire pincé.
— Plus clair ? Si vous voulez. Il y a des milliers d’ aliens dans notre génome, commissaire. Ils sont parmi nous, tapis dans les recoins de notre ADN. Des équivalents de sida du passé, des monstruosités préhistoriques, des tueurs microscopiques momifiés, qui après avoir infecté nos ancêtres voilà des millions d’années, se sont transmis de génération en génération et sommeillent dans l’ADN de chacun des sept milliards d’individus qui peuplent cette planète.
Cette fois, Sharko comprit mieux et frissonna à cette idée effroyable. Il imagina la molécule d’ADN comme une espèce de filet qui ramassait tout ce qui traînait, qui emmagasinait sans jamais se purger, et qui grossissait, grossissait. La boîte noire d’un avion qui aurait traversé les siècles…
— Pourquoi ces nombreux rétrovirus fossiles ne se réveillent-ils pas ? Pourquoi ne nous contaminent-ils pas ?
— C’est plus compliqué, je vous explique : chaque fois, le parcours est identique, l’agent infectieux s’insère dans l’ADN des cellules, y compris les cellules sexuelles, puis est transmis à la filiation comme n’importe quel autre gène, par l’intermédiaire du patrimoine génétique. Au cours du temps biologique, le rétrovirus endogène humain subit plusieurs mutations — ses lettres A, T, C, G changent — et il perd progressivement de sa dangerosité. Pensez aux terres d’Auvergne, tous ces volcans déchaînés qui, au fil du temps géologique, se sont éteints.
— Pourquoi ce rétrovirus mute-t-il ?
— À cause de l’Évolution, de la course à l’armement entre humains et virus. S’il nuit à l’espèce humaine, s’il procure plus d’inconvénients que d’avantages, l’Évolution de l’espèce humaine va tout faire pour l’éradiquer, le casser. Bref, au fil des millénaires, le virus se trouve incapable de jouer son rôle initial, c’est-à-dire fabriquer des enveloppes virales complètes pour se transporter de cellule en cellule et les détruire. Mais ça ne veut pas dire qu’il est mort. Certains rétrovirus mutés, amoindris, ont été apprivoisés par l’Évolution et jouent un rôle très avantageux dans certains aspects physiologiques. Par exemple, un rétrovirus muté de la famille appelée HERV-W participe très activement à la formation du placenta. Stéphane Terney était de ceux qui affirmaient que si ce rétrovirus-là n’avait pas un jour envahi les espèces vivantes, les mammifères n’auraient jamais existé. Les femelles — y compris celles de l’espèce humaine — auraient mis au monde leurs enfants en dehors de leur corps, par la ponte d’œufs notamment. Les rétrovirus mutés ont donc participé à l’évolution des espèces animales.
Sharko essayait d’écouter avec attention. Certains mots, comme placenta, immunologue, Terney , allumaient de petites lampes dans son esprit.
— Terney s’y connaissait donc en rétrovirus ? demanda-t-il.
— En tant qu’immunologue et de par ce que je viens de vous expliquer, oui. Je vous donne un dernier exemple d’apprivoisement par l’Évolution de corps étranger chez l’humain : la drépanocytose. C’est une maladie héréditaire très répandue dans les populations africaines, et qui n’a pas été éliminée par l’Évolution parce qu’elle confère une résistance au paludisme. L’avantage procuré — la protection contre le paludisme — est jugé supérieur aux autres désavantages.
Lemoine posa deux paquets de trois feuilles imprimées devant le commissaire. Celles de gauche étaient celles écrites par Daniel. Sur chaque feuille, des A, T, G, C à n’en plus finir.
— Passons au concret. À gauche, il s’agit de la mystérieuse séquence rétrovirale que vous nous avez donnée et dont, je l’espère, vous allez nous fournir l’origine.
— Comment savez-vous qu’il s’agit d’un rétrovirus ?
— Tous les rétrovirus ont la même signature, le même starter , en début de séquence. Quand vous, vous voyez un revolver, vous savez immédiatement de quelle marque il s’agit, non ? Pareil pour moi avec mon ADN.
Il écrasa son doigt sur l’une des feuilles de droite.
— Ici, à droite, il s’agit de la séquence de l’un des milliers de rétrovirus fossiles présents dans l’ADN poubelle de chacun d’entre nous. Le vôtre, le mien… On sait que ce rétrovirus appartient à cette fameuse famille des HERV-W. On le trouve quelque part dans le premier tiers du chromosome numéro deux. Avant aujourd’hui, on ignorait absolument la fonction qu’il avait pu avoir dans les millénaires passés. Tout ce qu’on savait, c’est que cette séquence était apparue uniquement dans la branche des hominidés, parce qu’on ne la trouve dans le génome d’aucun autre animal, végétal ou champignon.
— Un virus spécifique aux humains…
— Il semblerait. On ignore tout de lui. Sa fonction, sa virulence, son pouvoir de destruction à l’époque. Mais l’affaire sur laquelle vous travaillez est sur le point de marquer un tournant en biologie moléculaire et en génétique. Même un tournant dans l’Évolution de l’humanité.
Sharko était sonné par de si grands mots. Il observa les deux paquets, rapprocha les feuilles du dessus en vis-à-vis. La séquence de droite était ressemblante à celle de gauche, hormis des scories que le biologiste avait stabilotées en bleu fluorescent. Il y avait une différence toutes les cent lettres A T C G environ.
— Certaines de ces scories, on ignore lesquelles, ont rendu le rétrovirus incrusté dans notre génome complètement inactif, précisa Lemoine. Il n’est plus qu’un débris dans notre ADN et n’a aucune influence sur l’organisme.
Il écarta les deux paquets de trois feuilles, et en plaça un autre entre les deux.
— À présent, regardez attentivement cette séquence intermédiaire.
Sharko plissa les yeux. La nouvelle séquence était encore une fois quasiment identique aux deux autres. Mais il y avait beaucoup moins de marques stabilotées, tout au plus une vingtaine par page. Une séquence très proche de celle de Cro-Magnon, mais pas identique non plus. Sharko fixa Lemoine gravement.
— C’est le rétrovirus qui a infecté Félix Lambert, n’est-ce pas ? C’est ce que vous avez retrouvé dans son cerveau malade ?
Le biologiste acquiesça.
— Exactement. À gauche, la séquence que vous nous avez ramenée… Au milieu, celle trouvée dans les cellules cérébrales de Lambert… Et à droite, notre séquence à nous tous, inoffensive. De gauche à droite, il y a un accroissement du nombre de scories. Jetez un œil dans le microscope électronique maintenant.
Sharko s’exécuta. À travers les lentilles, il aperçut une grosse boule noire centrale, entourée de filaments torsadés comme du barbelé, et munie de deux fils plus longs qui la faisaient ressembler à une méduse. Elle était laide, monstrueuse, et semblait naviguer tranquillement sur une mer d’huile. Sharko en eut les poils hérissés. Le monde de l’infiniment petit était tellement glacial, effrayant.
— Je vous présente GATACA, dit Lemoine. C’est le nom temporaire qu’on a donné à l’agent pathogène présent dans les tissus de l’organisme de Lambert. Il s’agit d’un rétrovirus ancestral, légèrement muté puisqu’il présente des scories comme vous l’avez vu sur les feuilles. Son génome comporte exactement huit mille deux cent douze bases A T G C, il est à peine plus petit que le sida. On ignore bien évidemment encore son fonctionnement et son mode de réplication. À la vue de ce que l’on a découvert dans l’organisme de Félix Lambert, on pense que GATACA envahit progressivement, de manière très lente et inoffensive, les cellules du corps humain — et plus particulièrement les cellules cérébrales — de longues, longues années, à la manière du VIH. Puis il passe à l’attaque lorsque son hôte atteint l’âge adulte, disons vers une bonne vingtaine d’années. Est-ce la sécrétion d’hormones, l’horloge biologique ou le vieillissement cellulaire qui déclenchent l’assaut ? Il est bien trop tôt pour le dire. Toujours est-il que dès cet instant, il entame un cycle réplicatif violent : il se multiplie à grande échelle dans les cellules nerveuses du cerveau, notamment les zones de surface, et dérègle tout chez son hôte, un peu comme le fait la sclérose en plaque ou la maladie d’Alzheimer. On connaît la suite. Individu qui a des troubles d’équilibre, qui devient agressif et se met à commettre des actes violents…
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