Frappant nerveusement le bout de ses hautes chaussures de marche sur l’acier du pont, Lucie observait les flancs noirs et paisibles de la rivière. Elle imaginait des visages gris qui l’observaient, armés d’arcs et de sarbacanes. Elle voyait des serpents géants jaillir des flots. Trop de films d’horreur, trop de conneries occidentales lui donnaient une fausse image de ce monde perdu.
— Des messagers ? C’est-à-dire ?
— Désormais, nous amenons à la frontière du territoire des Ururu tous les curieux, les scientifiques, les spécialistes qui le souhaitent, sans poser de questions. Je me fiche de savoir ce que vous allez faire là-bas. Tant qu’il y a l’argent pour faire tourner la boutique, vous comprenez ?
— Parfaitement.
— Ces étrangers, Chimaux les effraie et les menace. Il se cache dans la jungle, tourne autour d’eux, parfois grimé de façon effrayante. Il lui arrive aussi d’agresser, histoire de laisser un avertissement, de montrer que ce territoire est le sien. Il est complètement fou.
Lucie rétracta ses doigts sur le bastingage. Pedro parlait naturellement, comme si la mort et l’enfer étaient son quotidien.
— Il laisse tourner la roue du hasard au sujet du sort qu’il réservera à chacun d’entre eux. Chaque aventurier sait comment ça se passe, connaît les règles, le danger, mais chaque aventurier veut tenter sa chance, parce que c’est ça, l’exploration. Chacun veut briser le secret de la tribu Ururu. Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? D’où provient leur violence légendaire ? Le livre qu’a écrit Chimaux a eu l’effet contraire à celui escompté. Au lieu d’effrayer, il n’a été qu’un catalyseur d’envie, qui a déchaîné les passions. Les gens qui cherchent à décrypter l’horreur ne manquent pas sur cette planète.
Pedro montra du menton les berges inaccessibles.
— Les Indiens sont dangereux. Il y a encore quelques années, ce n’étaient pas des panneaux d’interdiction que l’on voyait le long de la rivière, mais des têtes coupées. Les autochtones sont là, tout autour de nous. La plupart d’entre eux nous détestent. Chaque fois que des Blancs sont apparus, ils n’ont été que source de guerres, de conflits, de maladies. Ces indigènes ont été massacrés, soumis à l’esclavage, on violait leurs femmes. Les années passent, mais les blessures restent. Aujourd’hui, les gentils Occidentaux pensent les apprivoiser avec des casquettes ou des lecteurs mp3, mais ils restent l’envahisseur.
Lucie se rendit compte de la fragilité de ce monde, aux frontières sensibles, mouvantes comme celles de la végétation. Pedro la fixa bien dans les yeux.
— Comme cette jeune fille, vous ne ressemblez pas à ceux que j’ai l’habitude d’emmener là-bas. Vous êtes consciente qu’avec moi, il n’y a aucune assurance-vie, et que vous aussi, vous pouvez y laisser des plumes ?
— Oui… Je le sais…
Lucie laissa le silence et la lumière d’émeraude l’envelopper. Elle avait peur, non pas de mourir, mais de partir sans avoir dit au revoir à ceux qu’elle aimait. Malgré tout, elle sentait que c’était dans ce mélange exubérant de vie et de moisissure que l’attendait son destin.
Une pétarade du moteur la ramena à elle. Au milieu du fleuve, un tronc mort flottait, roulant lentement sur lui-même tel un crocodile blessé.
— Éva Louts a réussi à entrer en contact avec Chimaux et les Ururu ?
Il acquiesça.
— Avec elle, il s’est passé quelque chose dans la jungle. J’ignore comment elle a fait, mais elle a réussi. Chimaux l’a emmenée avec lui trois jours. Jamais, à ce que je sais, il n’avait autorisé quelqu’un à entrer sur ses terres. Mon équipe et moi l’avons attendue à notre campement, en dehors du territoire, avec nos fusils entre les mains.
Il cracha dans la rivière.
— Lors du trajet du retour, elle ne nous a rien dit. Elle savait garder un secret. Mais elle m’a confié qu’elle reviendrait et me recontacterait le moment venu. Elle est directement repartie en France, et nous ne l’avons plus jamais revue.
Pedro Possuelo se retourna au signal de l’un de ses hommes. Il partit vers la proue, accompagné de Lucie. Coup de corne de brume. Le Brésilien montra du doigt une grosse cabane au bord d’un ponton lointain, qui barrait quasiment la rivière.
— Nous arrivons au poste avancé de la FUNAI. Ils contrôlent tous les accès vers l’amont. N’oubliez pas. Officiellement, vous êtes en visite le long des réserves indiennes. (Il lui fourra un appareil photo dans les mains.) Reportage photos. OK ?
— OK…
Il tendit la main.
— Deux cents.
Lucie lui donna les billets qui éviteraient les trop nombreuses questions, les fouilles, les ralentissements. Le moteur changea de régime, de grosses fumées blanches frisèrent de chaque côté de l’embarcation. Progressivement, des ombres noires, humaines, se dessinèrent dans le flou. Mitraillettes en bandoulière, treillis, Rangers : des militaires. Ils marchaient lentement sur le ponton, tandis que l’un d’entre eux était resté dans la cabane, un gros téléphone satellite à l’oreille. Les flancs du Maria-Nazare vinrent lentement heurter les grosses bouées d’amortissement. Pedro sauta sur le ponton, leur serra la main : ils se connaissaient. Échange de mots en portugais, vérification des papiers, fric qui circule entre les mains, quelques regards inquisiteurs vers Lucie. Puis les sourires, des tapes sur les épaules, des accolades : ça passait. Pedro revint sur le bateau, ordonna le départ.
Les gaz, démarrage…
À ce moment, l’homme de la guérite sortit et se plaça au milieu du ponton, les mains à plat entre sa ceinture et son ventre. À travers les écharpes de brume, il fixa Lucie avec un sourire froid. Deux grosses cicatrices rougeâtres, encore fraîches, lui barraient le visage.
Lucie en oublia d’avaler sa salive. C’était lui. Le type à la veuve noire.
Alors que le bateau reprenait de la vitesse, elle le vit porter son index devant sa gorge, et faire un lent geste horizontal, tout en remuant ses lèvres.
Lucie n’eut pas besoin de comprendre le portugais.
T’es morte…
Son ombre épaisse finit par se disperser dans le brouillard. Livide, Lucie observa Pedro avec méfiance, qui s’était mis à écailler des poissons avec son couteau, assis en tailleur sur le ponton. Le militaire les avait laissés passer. Pourquoi ? Devait-elle se méfier de ses propres accompagnateurs ? Qu’est-ce qui les attendait au bout du chemin ?
— Qui est l’homme de la cabane ? demanda-t-elle.
Pedro répondit sans la regarder, occupé avec son poisson.
— Alvaro Andrades. Ici, on l’appelle le maître de la rivière. J’ai vu son geste, j’ai cru comprendre ce qu’il vous a dit. « Au retour, t’es morte. » Qu’est-ce qui se passe avec lui ? Je ne veux surtout pas d’ennuis.
— Vous n’en aurez pas. Chimaux et lui ont des relations ?
Pedro se leva, embarquant ses poissons et sa bassine.
— Andrades tient la rivière. Les langues racontent, ici, qu’il cherche Chimaux. Il fouille de fond en comble tous les bateaux qui vont dans l’autre sens, vers São Gabriel. Nous aussi, nous y aurons droit à notre retour. Et c’est pour cela que son geste m’inquiète. Que vous veut-il ?
— Je n’en sais rien, je ne le connais pas.
Il descendit vers la coursive inférieure, laissant Lucie à sa réflexion. Ainsi, Chimaux était piégé dans sa jungle. Après sa tentative d’assassinat manquée, le tueur avait acheté les militaires, mettant sans doute la tête de l’anthropologue à prix.
Par la suite, le temps parut interminable. La jungle succédait à la jungle, toujours plus compacte, oppressante. La beauté des contreforts osseux du Pico da Neblina laissa place à des rouleaux d’arbres interminables, plats comme des galet. Un horizon perdu, sans espoir. Voûtes de feuillages, purée de verdure, et de plantes tropicales. Ce n’était plus le bateau qui semblait avancer, mais le décor qui défilait de chaque côté, identique, comme un film qu’on rembobinait sans cesse. Lucie songea à l’image de Sharko, avec Alice au pays des Merveilles … Cette course impossible, vaine, en direction de nulle part.
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