Onze heures plus tard, le moteur se mit au ralenti… Ils avaient pris dans l’intervalle un repas à base de poisson cuit dans un bouillon pimenté, une bouillie de fécule, et de la bière artisanale. Devant, rivière gigogne : des confluents, toujours plus étroits, imbriqués les uns dans les autres, jusqu’au bout de tout. Parfois, quelque chose brillait sur les rives — le mica, l’or des imbéciles — ou alors, des caïmans disparaissaient sous les flots. Pedro surprenait Lucie chaque minute un peu plus. Comment pouvait-il à présent s’orienter dans ce labyrinthe de marécages, étranglé par des troncs en putréfaction ? Le guide s’en vantait : il était le seul à s’aventurer dans cette voie, qui permettait de gagner un temps précieux. Ils étaient à présent aux frontières de l’impossible. La végétation avait tout envahi : l’eau, la terre, le ciel. Les racines buvaient, creusaient, avançaient. Les lianes pendaient dans l’eau, telles d’interminables stalactites, les branches tordues griffaient la surface noire. Un univers sans frontière, hostile à toute forme d’existence humaine.
Pedro fit virer le bateau d’une trentaine de degrés de façon à se placer à quelques mètres de la berge, puis jeta une ancre.
— C’est toujours à cet endroit que nous mouillons, fit le guide. Nous n’irons pas plus loin en bateau. Dans trois heures, il fera noir. Nous allons dormir ici, et demain, nous nous mettrons en route.
Il y eut un craquement parmi d’autres, des oiseaux aux couleurs de feu prirent leur envol, et l’attention de Lucie fut absorbée par de petits singes noirs à la face blanche. Les fameux capucins de la cassette Phénix n° 1, qui veillaient… Pedro regardait, lui, en direction de la jungle. Ses yeux s’étrécirent. Il ramassa son fusil et vérifia qu’il était bien chargé. Frissonnante, Lucie suivit la direction du regard.
— Que se passe-t-il ? Vous avez vu quelque chose ?
Le guide désigna discrètement des grandes feuilles de bananiers, qui s’agitaient à droite, puis à gauche, avant de retrouver leur immobilité glaçante.
— Je crois que nous n’aurons pas à attendre demain, ni à marcher bien longtemps. Ils sont déjà là.
Un virus… Le mot tournait en boucle dans l’esprit de Sharko.
Un virus issu d’un autre âge, aussi vieux que l’humanité, qui avait sans doute frappé le Cro-Magnon de la grotte et l’avait rendu ivre de violence. À quoi correspondait-il ? Avait-il aussi contaminé Grégory Carnot et Félix Lambert ? D’où sortait-il ? Comment se propageait-il ?
Le commissaire et le chef du groupe Crim arrivèrent à destination. En route, ils n’avaient échangé que de rares paroles, chacun enfoncé dans ses tourments. Sharko pensait à sa petite Lucie. À cette heure, elle devait être aux frontières de l’inconnu, impuissante, fragile. Comment allait-elle s’en sortir ? Et s’il lui arrivait malheur ? Si elle était blessée, même… Comment serait-il seulement mis au courant ?
Dans un vestiaire jouxtant le laboratoire, les deux hommes passèrent une tenue stérile.
— Tu es sûr qu’on ne risque rien à entrer là-dedans ? demanda finalement Sharko. Je veux dire… ce virus, il peut nous contaminer ?
— Il ne vole pas et ne se propage pas au toucher, si c’est ce qui te fait peur. Et puis, tout est contrôlé.
Sharko enfila des surchaussures.
— Et l’enquête ? Où en êtes-vous ? Vous avancez ?
— Tu es prêt ? Allez, entrons.
Après avoir franchi un sas, les deux hommes pénétrèrent dans le laboratoire de biologie moléculaire. La pièce abritait toutes sortes de microscopes — électroniques à balayage, à effet tunnel… — , d’énormes machines posées sur des plate-formes antivibrations, des centaines de pipettes, des piles de boîtes de Pétri. À presque 16 heures, l’effervescence régnait dans cet univers dédié à l’infiniment petit. Des gens s’activaient, couraient, discutaient.
— Ils ont pour consigne de ne parler à personne de ce qu’on a découvert ici, souffla Bellanger. Avec ce qui s’agite sous leurs microscopes, ils sont tous sur les dents et conscients d’avoir fait, peut-être, la découverte de la décennie.
Jean-Paul Lemoine se précipita vers eux, surexcité. Il serra fermement la main de Sharko.
— Explique-lui tous les détails, dit Bellanger. Qu’il comprenne bien les enjeux.
— Tout ? Même ce qui concerne Félix Lambert ? Tu as dit que…
— Tout.
Le chef du laboratoire se frotta le menton, se demandant probablement comment aborder le sujet. Il entraîna Sharko dans un endroit plus calme, au fond de la pièce.
— Hmm… Ce n’est pas simple. Tout d’abord, savez-vous ce qu’est un rétrovirus ?
— Expliquez-moi.
— Le sida en est un. Pour faire simple, un rétrovirus est un petit malin qui, grâce à sa boîte à outils contenant des ciseaux et de la colle, va intégrer son génome — ses propres lettres A T C G — à l’ADN des cellules qu’il contamine, et s’y cacher. Il devient alors invisible au système immunitaire, qui est, pour cette raison, incapable de le combattre. Grâce à la machinerie cellulaire, le génome bien caché du virus est lu et analysé par le petit ouvrier qui parcourt chaque lettre de l’ADN. Ce petit ouvrier, qui ignore qu’il a affaire à un intrus, fait ce qu’il fait avec n’importe quelle séquence lue : équipé de sa truelle, il fabrique une protéine, qui servira à construire des tissus humains. Sauf que cette protéine est en réalité un nouveau virus libéré dans l’organisme, qui va aller infecter une autre cellule et procéder exactement de la même façon. Et ainsi de suite. Cette propagation se fait toujours au détriment d’autres cellules, comme la baisse du nombre de lymphocytes pour le VIH et donc, des défenses immunitaires. Voilà, globalement et vulgarisée, la stratégie d’un rétrovirus… Dernière précision : un rétrovirus est dit « endogène » s’il se transmet de génération en génération. Il se cache dans l’embryon, fruit du père et de la mère, et se réveille quand bon lui semble, parfois vingt, trente ans plus tard.
Un embryon… Sharko songea aux accouchements catastrophiques de Lambert et Amanda Potier, aux hémorragies mortelles. Cela pouvait-il être lié ? Bellanger leur apporta un café chaud. Le biologiste trempa ses lèvres dans le breuvage, puis poursuivit :
— Venons-en à nos moutons. Jusqu’à il n’y a pas si longtemps, on croyait que 98 % de la molécule d’ADN ne servait à rien. On appelle d’ailleurs cette partie, aujourd’hui encore, l’ ADN poubelle . Tout notre patrimoine génétique, les trente mille gènes qui font nos yeux bleus, nos cheveux noirs, notre corpulence, répartis sur les quarante-six chromosomes, sont dispersés dans seulement deux petits pour cent utiles. Le reste de l’ADN ne serait que… garniture, débris, scories.
— 2 %… On pourrait donc… brûler la quasi-globalité de l’encyclopédie de la vie sans créer de dommages génétiques ?
— C’est ce qu’on a longtemps cru, en effet.
Sharko imagina la gigantesque bibliothèque de Daniel réduite à une simple étagère…
— Mais la nature ne crée jamais rien d’inutile. On s’est rendu compte, avec le décryptage des génomes, qu’un ver de terre avait quasiment autant de gènes que nous. Pourtant, nous sommes infiniment plus compliqués. C’est donc que cet ADN poubelle renferme forcément des secrets. On s’aperçoit aujourd’hui que certaines parties de l’ADN poubelle interviendraient dans le fonctionnement de l’organisme, interagiraient avec des gènes parfaitement répertoriés. Ils seraient la clé d’une multitude de cadenas qui, sans eux, ne pourraient être ouverts, si vous voulez. Depuis peu, on a surtout appris que plus de 8 % de cet ADN poubelle était composé de fossiles génétiques. Des fossiles de milliers de rétrovirus endogènes, que l’on appelle les HERV, les Human Endogenous Retroviruses .
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