Le téléphone de Nicolas sonna de nouveau. Sharko insistait. Cette fois, il fit signe à Mercier de patienter et décrocha.
— Je suis occupé Franck. Je te rappelle dans…
— Je sais qui est Charon, fit la voix dans l’écouteur.
— Enzo Belgrano. Notre bébé volé en Espagne en 1970. On ne connaît pas grand-chose de lui. Fils d’un médecin militaire qui était haut gradé sous la dictature. Il a grandi dans un environnement de violence, avec un père qui pratiquait des interrogatoires, torturait, et qui lui a inculqué les valeurs de l’armée dès le plus jeune âge.
Sharko parlait au téléphone en conduisant. Il était sorti d’Arequito et fonçait vers Buenos Aires. Pas de signe de la Mustang dans les alentours. Il allait rouler non-stop pour passer par l’agence de location de voiture, déclarer un vol de véhicule — qui croupissait en vérité au fond des marais — et attraper l’avion pour Paris du lendemain matin, 6 heures.
Pressé de foutre le camp de ce pays maudit.
— Belgrano développe, à l’image de son père adoptif, un goût pour la médecine. On sait qu’il se spécialise dans la néphrologie et qu’il commence sa carrière très tôt dans un hôpital de Buenos Aires. Il est décrit comme froid, méthodique mais brillant. Gomez, le journaliste qui a enquêté sur lui et que j’ai rencontré, ignore comment s’est opéré le rapprochement avec Claudio Calderón, qui dirigeait à l’époque une clinique d’ophtalmologie à Corrientes, à sept cents bornes de là. Mais il a sa petite théorie : La Colonia est l’objet d’un trafic de cornées depuis la fin des années 70, son directeur a été nommé par la dictature. Le père de Belgrano était sans nul doute au courant du trafic, puisqu’il travaillait dans un centre de détention très proche de l’hôpital. C’est peut-être lui qui a orienté son fils vers Calderón, lorsqu’est venue l’idée d’étendre le trafic à la demande exponentielle de reins. Enzo Belgrano est arrivé à la clinique trois ans avant la fermeture de La Colonia.
Sharko jeta un œil sur le cliché issu d’un article de journal que lui avait remis Gomez. Enzo Belgrano était un grand brun aux yeux noirs, avec cette bouche droite et fine. Une copie légèrement déformée de Mickaël Florès. Un visage plus dessiné, plus étiré. Mais tout y était.
— Sa mère adoptive était française, poursuivit Sharko. Quand l’hôpital psychiatrique a fermé, Calderón et Belgrano ont quitté l’Argentine. On sait tout maintenant. Calderón est parti dans les pays de l’Est poursuivre ses sombres activités à la clinique Medicus notamment, tandis que Belgrano est sans doute venu en France pour y démarrer une nouvelle vie. Il faut savoir que les deux hommes ne font l’objet d’aucune poursuite en Argentine, ils ont quitté le pays en toute légalité, faute de preuves.
Nicolas était dans la rue Agar, au bas de l’immeuble de Mercier. Il avait enjoint l’homme de rester chez lui. Il ignorait ce que Mercier risquait précisément, d’un point de vue pénal, mais il était certain qu’il aurait de sérieux ennuis avec la justice.
— Je viens d’interroger un individu qui a reçu une greffe de l’une des filles roms, expliqua Nicolas. Je pense que Calderón est aussi impliqué dans notre affaire, mais il est introuvable dans les fichiers. Pourtant, il y avait bien deux chirurgiens qui ont greffé le rein. Il est évident que Calderón et Belgrano ont reconstitué leur alliance maudite sur notre territoire.
Nicolas était arrivé à sa voiture. Il regarda sa montre : 21 heures.
— Il n’y a plus qu’à prier pour que Belgrano soit identifiable. Je vais vérifier de suite.
— Parfait. Nicolas… si tu obtiens une adresse… N’implique pas Lucie dans l’interpellation, d’accord ? Laisse-la tranquille avec mes fils. Je veux la retrouver en un seul morceau.
Bellanger serra les dents.
— Ne t’en fais pas pour ça. Je te laisse. On tient enfin ces salopards.
Enzo Belgrano payait ses impôts en France depuis 1999, comme un bon citoyen.
Devant l’urgence de la situation, le contact de Nicolas aux impôts avait consulté le fichier sans autorisation écrite et fourni toutes les informations nécessaires. Le néphrologue avait deux résidences : un appartement dans le premier arrondissement et une maison secondaire dans les Ardennes, pas loin de Charleville-Mézières. Il déclarait un revenu confortable d’environ cent cinquante mille euros en tant que patron de trois restaurants sur Paris plutôt hauts de gamme.
La restauration… Rien de mieux pour se planquer, ne pas attirer l’attention. Belgrano avait rebâti sa vie à son arrivée en France, avec, sans doute déjà, un bien sombre dessein en tête.
Nicolas fonçait sur l’autoroute A4, les doigts collés au volant, emporté par sa hargne. Il n’avait prévenu personne et ne répondait ni aux appels de Robillard, ni de son divisionnaire, ni de Lucie. Il allait payer pour ça, il le savait, mais les frontières étaient franchies depuis bien trop longtemps, de toute façon.
Malheureusement, il n’avait pu empêcher le temps de filer. Il était déjà 23 h 30, il restait une petite cinquantaine de kilomètres avant d’arriver à destination. Le capitaine de police hésita puis sortit le téléphone de Camille.
Il composa un numéro, on répondit à la troisième sonnerie.
— Calmette. C’est vous Camille ? Bon Dieu, vous…
— Pas tout à fait, le coupa Nicolas d’une voix chevrotante. Je suis capitaine de police, section criminelle de Paris.
Un temps.
— La police ? Que se passe-t-il ?
— Je ne peux pas vous expliquer pour le moment, docteur, mais j’ai une requête extrêmement importante. J’ai eu votre message sur le répondeur de Camille. Je vous demande de contacter l’agence de biomédecine. De faire tout votre possible pour obtenir un report d’une heure sur le cœur destiné à votre patiente. Qu’ils vous donnent jusqu’à 1 heure du matin. S’il vous plaît, faites-le.
Il y eut un silence au bout du fil.
— Je vais essayer, mais je ne vous garantis rien. Probable que, déjà, un autre patient attende ce cœur.
— Faites de votre mieux. Pour elle.
Il raccrocha et serra le téléphone dans sa main, réalisant que privilégier Camille revenait à léser un autre patient au bord du gouffre. Valait-il lui-même mieux que Mercier, finalement ? Préférer que Camille vive, au détriment d’un inconnu… Il accéléra encore, dépassant les cent soixante-dix kilomètres par heure. Il quitta l’autoroute et prit des voies moins larges, plus sinueuses. Ses phares mordaient l’asphalte, repoussaient la nuit, comme pour l’encourager à aller plus vite encore.
Une petite route sombre, à travers un bois. Le GPS indiquait la maison à trois cents mètres. Nicolas coupa les phares et ralentit. L’habitation était en retrait, protégée par un portail et un haut mur. Sous la lueur de la lune, elle ressemblait à un vieux manoir, avec sa puissante façade de pierre, son toit en pointe, la taille démesurée de ses fenêtres, et ce grand lierre qui en avait colonisé chaque recoin.
À l’intérieur, des lumières diffuses brillaient un peu partout.
Devant l’entrée, il y avait un Trafic, une Audi et une Mercedes.
Nicolas reçut un message de Calmette : L’agence me laisse deux heures supplémentaires. Dr Calmette.
Le flic le prit comme un vrai signe d’encouragement et observa le portail à bonne distance, protégé par deux caméras. Il se glissa le long d’un haut mur et l’escalada par l’arrière, s’aidant des branches d’un arbre à proximité. Quelques secondes plus tard, il atterrissait dans le jardin.
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