Il ferma les yeux.
— J’ai gardé ce mot. Je vois encore l’écriture soignée, les lettres rondes. Une écriture de femme.
— Florencia ?
— Florencia, oui, mais je ne la connaissais pas, j’ignorais qui m’avait écrit. Ça m’a secoué, vous vous doutez bien. Il fallait que j’enquête, mais je savais qu’il n’y avait aucun moyen de pénétrer par l’avant de l’hôpital, bâti sur une presqu’île.
— Les marais étaient la seule solution.
— Oui. Trois heures de galère, dans une végétation inextricable et de l’eau jusqu’au bassin, avec le risque de se faire bouffer ou d’y rester à chaque instant.
— Je sais de quoi vous parlez.
— Je faisais la moitié de mon poids actuel, j’étais vif et j’avais encore mes deux jambes. Alors j’ai traversé les marais à maintes reprises et j’ai planqué, jour et nuit, dans les bois. J’étais venu voir des gens se débarrasser de cadavres, mais j’ai découvert autre chose…
La fumée se déroulait en volutes autour de lui, grise, épaisse. Sharko songea à un vieux capitaine de navire, revenu d’une tempête dévastatrice.
— … Chaque vendredi soir, deux hommes arrivaient en ambulance et se garaient derrière la clinique. Ils portaient chacun une grosse glacière, entraient et ressortaient quatre ou cinq heures plus tard, toujours avec leurs glacières, puis disparaissaient. Deux heures plus tard, d’autres personnes arrivaient en voiture, pénétraient dans l’hôpital et sortaient des corps empaquetés, lourds, lestés, enroulés dans de la toile solide, elle-même entourée de grillage. Ils s’enfonçaient dans le labyrinthe des marécages en se guidant à l’aide de torches sur un petit bateau à moteur. Malheureusement, je ne pouvais pas les suivre, ils m’auraient repéré. Ces marécages sont trop grands, trop étendus, trop sauvages pour qu’on retrouve quoi que ce soit, à moins de fouilles très minutieuses à grande échelle… Pratique pour se débarrasser de corps. Mais j’ai été témoin de ce manège. J’ai photographié, malheureusement, sans flash, mes photos étaient trop sombres, inexploitables. J’étais coincé de ce côté-là…
— Qui étaient-ils ?
— Des besogneux de la mafia rouge, un réseau puissant qui a fait fortune dans le vol de sang dans les années 70, et qui s’est par la suite orienté vers le trafic d’organes. Une plaie qui implique des politiques à tous les niveaux, des policiers, des truands, des médecins… Ils avaient la mainmise sur La Colonia.
Sharko posa une main sur son genou, qui le lançait. Gomez le remarqua.
— Vous avez l’air mal en point.
— Un mauvais coup sur le genou.
— Vous voulez des médicaments, quelque chose ?
— Ça va aller, merci.
Le journaliste hocha le menton.
— De ce fait, puisque j’étais bloqué de ce côté-là, je me suis intéressé à la clinique Calderón. C’était de là que venait l’ambulance. Une petite clinique privée et discrète de Corrientes, réputée sérieuse…
Le sang de Sharko ne fit qu’un tour. Lucie l’avait appelé avant son arrivée dans la ville, elle lui avait parlé d’un ophtalmologue argentin, mêlé à un trafic d’organes en Albanie. Claudio Calderón.
— … Qu’est-ce que cette clinique pouvait bien avoir à faire avec La Colonia ? poursuivit Gomez. J’ai enquêté discrètement pour me rendre compte qu’elle était spécialisée dans l’ophtalmologie : elle traitait les maladies des yeux. À sa tête, Claudio Calderón, un ophtalmologue et chirurgien renommé, impliqué dans les organismes de promotion du don d’organes.
Son regard se froissa, comme si ce qu’il prononçait le dégoûtait.
— Dans cette clinique, on soignait toutes sortes de maladies des yeux pour des clients haut de gamme. Des gens qui avaient de l’argent. Très vite, j’ai découvert que la clinique était en relation avec l’INCUCAI, l’organisme chargé du prélèvement et de la distribution des organes au niveau national, et l’hôpital La Gleize où siège la banque de cornées d’Argentine. Dans la clinique, on greffait des cornées qui, normalement, étaient issues du circuit légal des dons de tissus. J’ai identifié ceux qui venaient en ambulance. Il y avait donc Claudio Calderón en personne et un autre chirurgien, appelé Enzo Belgrano.
Sharko ne perdait pas une miette de ce récit. La vérité s’offrait à lui, comme un sinistre épilogue à leur enquête.
— Une fois, j’ai aussi vu débarquer avec eux de l’ambulance un troisième homme, tout habillé de noir… Le costume, le chapeau de feutre… Je n’ai jamais vu son visage, il faisait nuit, j’ignore qui il est, et les photos que j’ai tirées sont sombres et inexploitables. Mais il devait être impliqué dans le trafic, forcément.
Sharko fronça les sourcils. Le tueur en série Foulon lui avait parlé d’un homme en noir. L’habitant du premier cercle. Le journaliste eut l’air pensif. Il secoua la tête et poursuivit :
— Belgrano est arrivé à la clinique Calderón en 1994, soit trois ans avant la fermeture de La Colonia. C’est Calderón en personne qui l’a recruté pour l’assister. Mais quand vous regardez le cursus de Belgrano, vous vous rendez compte qu’il était néphrologue avant de passer une spécialisation en ophtalmologie, comme on ajoute une simple ligne à un CV. Dément, non ? Maintenant, expliquez-moi : qu’est-ce qu’un type spécialisé dans les maladies des reins venait foutre chez Calderón ?
Sharko avait compris l’horrible vérité, mais il laissa le journaliste conclure.
— Calderón et Belgrano prélevaient les cornées et les reins des patients de La Colonia, pour les faire transiter par la clinique Calderón et les greffer à de riches « clients ». D’abord les cornées sur les malades mentaux vivants… Puis ils ne venaient chercher le ou les reins que lorsqu’ils avaient une personne en besoin urgent, prête à les payer une fortune. C’était à ce moment qu’ils tuaient le patient et le jetaient dans les marais. Le manque cruel d’organes poussait les « clients » à mettre d’énormes sommes d’argent en jeu pour se faire greffer, coûte que coûte. Quand j’ai compris ça, tout s’est éclairé. L’atterrissage des hélicoptères de la dictature, par exemple, avec à son bord des personnes qui venaient de décéder. Les cornées peuvent être prélevées jusqu’à vingt-quatre heures après la mort…
Sharko se rendit compte de l’ampleur du trafic, commencé dès la dictature militaire par le vol des cornées sur des cadavres récents. Puis les auteurs de ces crimes avaient voulu aller encore plus loin, avec les reins, cette fois, les prélevant directement sur des vivants.
— Comment vous avez su, pour les reins ? Vous avez vu les cicatrices, les organes dans les glacières ?
— Non, je n’en ai jamais eu la preuve visuelle. C’est le fruit de mes déductions… (Il grimaça.) Mais on ne peut pas faire grand-chose avec juste des déductions. Aujourd’hui, officiellement, Calderón et Belgrano sont irréprochables. Mais ce sont des monstres, croyez-moi. (Il serra le poing sur son siège.) Il y a une dernière chose que je dois vous raconter, pour que l’histoire soit complète. C’était le 8 septembre 1997, je m’en souviens encore comme si c’était hier. Ce soir-là, j’étais en planque dans les bois, et j’ai vu une femme sortir de l’hôpital avec un homme qu’elle soutenait. Il avait des pansements sur les yeux, il titubait. La femme a pris la direction des marécages et s’y est enfoncée. J’ai immédiatement compris que c’était elle qui m’avait écrit. Qu’elle essayait de sauver un patient de la mort qui l’attendait. C’était le fameux Nando. Alors, je l’ai rattrapée…
— Florencia…
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