— J’ai le sentiment qu’il ne reviendra pas.
Ils coururent jusqu’au niveau des traces de semelles. Les marques étaient lourdes, profondes, de grande taille.
Ils les suivirent en silence, cette fois, s’enfonçant dans le treillis végétal.
Ils doublèrent des clôtures de barbelés branlantes, chevauchèrent des grilles écrasées au sol, jusqu’à apercevoir finalement un bâtiment en ruine, tout gris, à l’architecture rectangulaire. Il ressemblait à un blockhaus. Le toit était effondré, la végétation étreignait chacun de ses murs chancelants, comme si elle cherchait à les engloutir.
Les pas disparaissaient sous l’entrée principale, un rectangle sombre dépourvu de sa porte. Sur les murs extérieurs ou plantés dans le sol s’exposaient une multitude de panneaux d’interdiction ou avertissant d’un danger radioactif.
— On ne devrait peut-être pas entrer, fit Lucie.
Elle respirait fort, anormalement essoufflée.
— Ils n’ont pas l’air en si mauvais état, ces panneaux. Rien de tel pour convaincre les rares aventuriers de faire demi-tour. C’est bon signe, en définitive.
— Ah…
Ils s’engagèrent donc prudemment dans la ruine. La grande pièce centrale était complètement vide. Juste un cube de béton, percé en son extrémité par un escalier qui disparaissait sous terre. Des morceaux de sol s’étaient effondrés, des barres de fer sourdaient des murs. Sur l’un d’eux était écrit, en grosses lettres noires : Чetor-3. De la poussière se mit à danser autour des flics, les rayons du soleil passaient par les vitres éclatées. Sharko remarqua des endroits plus clairs, comme lorsqu’on décroche des cadres des murs et qu’il en reste la marque.
— Il y avait des objets ici, récemment. Et tout a disparu.
Il chevaucha les grands trous et s’approcha de la cage d’escalier, tandis que Lucie jetait un œil aux autres pièces, complètement vides elles aussi. Au sol, poussés dans un coin, des débris de bois, de ferraille, de vieilles pancartes métalliques, toutes martelées de lettres cyrilliques.
De son côté, le commissaire dévala doucement les marches, la manivelle dans la main. La lumière solaire disparut d’un côté pour réapparaître par le gros trou dans le plafond, qui donnait sur la pièce d’où il venait. Trois mètres au-dessus, cette flaque de clarté était transpercée de tiges d’acier, qui formaient naturellement des barreaux infranchissables. Sharko ausculta le cadenas de la porte qu’il venait de pousser. Il ne portait pas la moindre trace de rouille, mais il avait été défoncé, de façon brutale. Quelqu’un était descendu ici et avait forcé le passage.
Une petite voix résonna, tout en écho.
— T’es où ?
C’était Lucie.
— Juste en dessous de toi, répliqua Sharko.
L’escalier qu’il venait d’emprunter descendait encore à un niveau inférieur, mais impossible d’aller plus bas, une plaque de glace bouchait l’entrée. Sharko en frappa la surface avec sa manivelle, dévoilant de l’eau liquide et noirâtre. Le ou les niveaux du dessous étaient complètement inondés.
La gorge serrée, il avança droit devant lui, quittant l’escalier pour ce palier souterrain.
La pièce dans laquelle il évoluait possédait d’autres ouvertures aux portes défoncées et était presque inoccupée.
Presque.
Dans un coin, un vieux matelas, à même le sol. Et, juste à côté, un gros baril jaune, vide, en excellent état, avec le couvercle posé contre lui, frappé de deux symboles : radioactivité et tête de mort.
Lucie débarqua. Sharko la stoppa en tendant le bras.
— Mieux vaut ne pas avancer davantage. Le baril est vide, mais on ne sait jamais.
Des rayons du soleil dévalaient du plafond, léchant une partie du sol. Partout autour, il faisait sombre. La flic s’immobilisa, l’œil rivé sur le coin de la pièce.
— La chaîne, sur le matelas.
En effet, une chaîne terminée par un cerceau de métal serpentait sur le matelas et était vissée dans le mur.
— J’ai vu. On y est, Lucie…
Lucie croisa les bras, les mains sur les épaules. Alors, c’était sans doute ici qu’ils retenaient les gamins. C’était ici que Valérie Duprès avait libéré le môme de l’hôpital, après avoir défoncé le cadenas avec les moyens du bord.
— Duprès a probablement essayé de rejoindre sa moto avec l’enfant, souffla Lucie. Mais… elle n’y est pas arrivée.
Ils gardèrent le silence quelques secondes. Certes, ils avaient réussi, mais ne pouvaient se débarrasser de cet arrière-goût d’échec. À l’évidence, les responsables des enlèvements avaient pris soin de faire le ménage et ne mettraient peut-être plus jamais les pieds ici.
Lucie allait et venait, nerveusement.
— Qu’est-ce qu’on va faire, maintenant ?
Sharko soupira.
— On retourne à la voiture. On n’y arrivera plus par nous-mêmes. On va mettre l’ASI et les autorités ukrainiennes dans le coup.
Lucie se rendit dans les pièces attenantes, complètement vides elles aussi. Murs gris, dépourvus de fenêtres. Elle revint près du matelas, tandis que Sharko était en train de remonter. Si les enfants étaient retenus ici, où les opérait-on ? Elle se rappelait les photos, la salle carrelée, le matériel chirurgical : on ne leur ouvrait certainement pas la poitrine dans cet endroit, trop poussiéreux et en mauvais état. Cette espèce de blockhaus gigantesque ne semblait être qu’un lieu de transfuge, de détention.
Elle fixa le baril jaune, juste à côté du matelas.
Sa hauteur, son volume.
Bon Dieu !
Soudain, ses poils se hérissèrent.
Elle venait d’entendre la manivelle percuter le sol.
— Franck ?
Pas de réponse. Son rythme cardiaque s’accéléra instantanément.
— Franck ?
Elle grimpa les marches quatre à quatre.
Franck était effondré au milieu de la pièce.
Wladimir se tenait en face, juste sous l’entrée, une grosse capuche verte sur la tête.
Il fixa Lucie dans les yeux, sans bouger.
Un bruit, derrière.
Lucie eut à peine le temps d’apercevoir l’ombre gigantesque qui fonçait sur elle.
L’impression que son crâne explose.
Puis le noir.
D’abord les vibrations d’un moteur.
Ensuite la lumière qui revient progressivement, au fur et à mesure que les paupières s’ouvrent.
Sharko ressentit une douleur vive à l’arrière du crâne, puis un frottement brûlant dans ses poignets. Il mit quelques secondes à émerger et à réaliser qu’il était attaché, les mains liées dans le dos. Lucie se trouvait là, juste à côté, couchée à l’arrière de la camionnette, entre des rouleaux de câbles électriques, de la corde et des gaines. Attachée également. Son corps se mit à remuer doucement, ses paupières papillotaient.
Face à eux, Wladimir était assis sur une roue de secours, les genoux repliés contre son torse, un pistolet entre les mains. Seules deux petites vitres arrière distribuaient la lumière de la fin de journée. Sharko voyait régulièrement des branchages traverser son champ de vision et se dit qu’ils roulaient encore probablement dans les bois.
— On n’aurait pas dû en arriver là, dit le traducteur. Mais il a fallu que cet idiot de jeune villageois éveille votre attention et veuille à tout prix vous entraîner vers la route. Et vous, vous êtes allés jusqu’au bout, jusqu’au TcheTor-3.
Il secoua la tête, comme dépité.
— J’avais dit à Mikhail, notre chauffeur, de se débarrasser de la moto, de vider intégralement le bâtiment et, surtout, de démonter cette fichue chaîne du mur. Je ne pouvais pas vous laisser faire, vous auriez rameuté les autorités. Avec leurs analyses scientifiques, ils seraient peut-être remontés jusqu’à nous.
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