La camionnette était toujours là.
— Ne le lâche pas d’une semelle, fit Sharko.
Lucie s’occupa de braquer le colosse, tandis que le commissaire surgissait des broussailles et se ruait vers la camionnette, à une dizaine de mètres devant lui.
Il y eut alors le rugissement du moteur. Le flic redoubla d’effort et atteignit la portière avant que Wladimir ait le temps d’enclencher la marche arrière. Il l’ouvrit brusquement et arracha le traducteur de son fauteuil. Il le coucha au sol, un genou sur sa tempe. Lucie s’approcha et gueula sur Mikhail. Le Russe comprit et s’assit à quelques mètres du traducteur, les jambes écartées, les mains dans le dos.
— Ce camion de déchets radioactifs, tu vas nous dire où il se rend, fit Sharko.
Wladimir avala sa salive bruyamment. Ses lèvres tremblaient à présent.
— Vous êtes policiers, vous ne pouvez pas…
Sharko lui plaqua la main sur la gorge et appuya. Wladimir étouffait.
— Tu veux parier ?
Le traducteur cracha quand le commissaire relâcha la pression.
— Je t’écoute.
— Il va… à Ozersk.
Sharko fixa Lucie une fraction de seconde. Celle-ci se touchait l’arrière du crâne en grimaçant.
— Qu’est-ce qui se passe, à Ozersk ?
— Je l’ignore, je vous jure que je l’ignore. Il n’y a que des déchets nucléaires et d’anciens complexes militaires abandonnés, là-bas.
Sharko regarda le géant russe.
— Demande-lui !
Wladimir s’exécuta. Le barbu tenta bien de garder le silence, mais Lucie lui donna un coup de crosse sur son éraflure. Il hurla et finit par parler.
— Il dit que son contact sur place est Leonid Yablokov.
— Qui est-ce ?
Question, traduction.
— Il est responsable du centre d’entreposage et d’enfouissement des déchets radioactifs, qui s’appelle Mayak-4.
— D’autres chauffeurs sont-ils impliqués ?
— Il dit que non.
— Qu’est-ce qu’il sait d’autre ? Pourquoi Scheffer enlève-t-il ces enfants ? Pourquoi s’intéresse-t-il à leur taux de césium ?
Sharko renforça son étreinte autour du cou de Wladimir. Le jeune traducteur était au bord des larmes.
— Il n’en sait rien. Lui comme moi, on n’est que des maillons. Je travaille dans l’association, Mikhail transporte des déchets nucléaires et remplit quelques contrats.
— Comme assassiner des gens. Qui d’autre est complice dans l’association ?
— Personne. Scheffer s’adressait directement à nous.
Sharko le fusilla du regard et se tourna vers Lucie.
— Qu’est-ce qu’on fait ?
La flic lisait dans les yeux de Sharko toute sa détermination, son envie.
— On les livre aux autorités. Dès qu’on a du réseau sur notre téléphone, on prévient Bellanger, qu’il nous mette en rapport avec Arnaud Lachery et ce flic de Moscou, cet Andreï Aleksandrov. On va là-bas, Franck.
Sharko, comme s’il avait attendu le feu vert, décolla violemment Wladimir du sol par l’épaule. Il s’engagea avec ses deux prisonniers solidement entravés à l’arrière de la camionnette, tandis que Lucie s’installait à l’avant pour conduire.
Le moteur ronfla, mais le véhicule ne démarra pas. Inquiet, Sharko frappa sur la tôle.
— Ça va, Lucie ?
Pas de réponse.
Il sortit en claquant la porte coulissante et jeta un œil dans l’habitacle.
Lucie était effondrée, le front sur le volant.
Le troisième étage du 36, quai des Orfèvres, était presque vide.
Dès le début de l’après-midi, les policiers avaient commencé à déserter. Les collègues s’étaient salués et souhaité un bon réveillon, laissant les dossiers les moins brûlants en attente. Plus de la moitié des officiers ne reviendraient qu’après les fêtes du nouvel an.
Pourtant, une petite lumière subsistait. Celle qui éclairait l’ open space de l’équipe Bellanger. Seul devant son ordinateur allumé, bien installé près du chauffage, le chef de groupe avait finalement décidé de libérer les lieutenants Robillard et Levallois. Les gars avaient travaillé comme des dingues depuis le début de cette enquête, aussi bien le jour que la nuit, et il se voyait mal les priver d’un Noël en famille.
Lui-même, d’ailleurs, était attendu chez des amis de longue date. Un groupe de célibataires, comme lui, qui n’avaient pas encore réussi à trouver l’âme sœur et écumaient les sites de rencontre, faute de temps.
Malheureusement, il ne serait pas au rendez-vous, encore une fois.
Sharko avait appelé depuis un hôpital de Kiev, une heure plus tôt. Lucie avait tourné de l’œil et subissait une poignée d’examens.
Il n’aurait peut-être pas dû congédier ses subordonnés, finalement, vu ce que Sharko venait de lui raconter : deux types hautement impliqués dans leur affaire, tout juste livrés à la police ukrainienne. Le cadavre de Valérie Duprès découvert dans les eaux radioactives à proximité de la centrale nucléaire. Les ruines des laboratoires soviétiques utilisés pour séquestrer des gamins, ensuite transportés avec des chargements de déchets nucléaires vers l’Oural.
Du pur délire.
À ce moment précis, le commissaire de police français siégeant à l’ambassade de France en Ukraine essayait de clarifier la situation sur place. Côté Russie, Interpol, Arnaud Lachery et le commandant Andreï Aleksandrov étaient aussi dans le circuit, de manière à préparer l’arrivée des deux policiers français sur leur sol et assurer la recherche, voire l’arrestation, de Dassonville et Scheffer.
À condition que Lucie n’ait rien de grave.
Bref, un sacré bordel qui tombait un sacré putain de mauvais jour.
Dans l’attente d’un coup de fil de Mickaël Langlois, l’un des biologistes des laboratoires de police scientifique, il persistait à enchaîner les appels avec les uns et les autres, ça n’en finissait plus. Parfois, il en avait sa claque. Dans dix ans, à continuer ainsi, il ne serait plus qu’une ombre.
Ce soir, il ne boirait pas, il ne ferait pas la fête, il serait enfermé ici, dans ces vieux locaux centenaires. Un mode de vie qui avait déjà fait exploser toutes ses tentatives amoureuses, mais il fallait faire avec.
Flic H24, comme disait l’autre.
Son téléphone sonna encore. C’était le biologiste.
— Oui, Mickaël. J’attendais ton appel.
— Bonsoir, Nicolas. Je suis au domicile de Scheffer. Dans sa cave, plus précisément.
Bellanger écarquilla les yeux.
— Qu’est-ce que tu fiches là-bas à une heure pareille ?
— Ne t’inquiète pas, j’ai les autorisations. Il fallait absolument que je teste quelque chose avant d’aller réveillonner. J’ai fait de belles découvertes, et c’est peu de le dire.
Il y avait de l’excitation dans sa voix. Nicolas Bellanger mit son portable sur haut-parleur et le posa devant lui.
— Je t’écoute.
— Très bien. Alors, essayons de procéder dans l’ordre. D’abord, les hydres. Elles ont été rendues radioactives, à des niveaux qui s’étalent de 500 à 2 000 becquerels par kilo, suivant l’aquarium. Plus les aquariums étaient à droite, chez Scheffer, plus le taux de radioactivité montait.
Bellanger interrompit ses mouvements. Il pensait aux tatouages des enfants.
— Des hydres rendues radioactives ? Quel est le but de la manœuvre ?
— Je pense que ça va prendre son sens quand je t’aurai expliqué tout le reste. Cet après-midi, j’ai obtenu les résultats des éléments retrouvés dans le congélateur. Ce n’est certainement pas le meilleur moment pour parler de ça, mais…
— Il faut le faire. Vas-y, déballe.
— Chaque petit sachet contient un prélèvement d’une partie du corps humain. On y trouve de tout : morceau de cœur, de foie, de rein, de cerveau, différents types d’os ; il y a aussi des glandes, des testicules, des tissus. Il s’agit d’un inventaire quasi complet de notre organisme.
Читать дальше