Bellanger se passa une main sur le front, enfoncé dans son fauteuil.
— Prélevés sur quelqu’un de vivant ?
— Vivant, ou juste mort. Pas de trace de putréfaction, bien au contraire. Pour info, ils n’ont pas été congelés, mais surgelés.
— Quelle est la nuance ?
— Lors de la surgélation, la température à cœur est atteinte beaucoup plus rapidement que pour une congélation classique, et on avoisine les -40 à -60 °C. La surgélation est utilisée en industrie, elle permet une conservation plus longue et de meilleure qualité.
Bellanger se massa les tempes, fatigué. Pourtant, il n’était pas près de se coucher.
— Pourquoi Scheffer aurait-il utilisé la surgélation ?
— La question est surtout : pourquoi avoir surgelé les différentes parties d’un organisme humain ? Quel était le but de la manœuvre ? Tu sais comme moi que la majeure partie du corps humain est composée d’eau. D’ordinaire, le temps que le corps passe de la température ambiante à la surgélation, il se forme des cristaux de glace, partout dans l’organisme. Leur concentration est moindre que lors d’une congélation classique, certes, mais elle demeure quand même importante. Or, là, les échantillons étaient complètement lisses, comme s’ils avaient été cirés. J’ai regardé à la loupe : il n’y avait aucun cristal de glace ni à la surface ni au cœur des tissus.
— Et comment peut-on éviter leur formation ?
— On ne peut pas, normalement. Quelques poissons de l’Antarctique ont de l’antigel fabriqué naturellement dans leur organisme, mais on reste aux alentours des -2, -3 °C. Dans notre cas, il faudrait une surgélation quasi instantanée, ce qui n’existe pas.
— Tu as dit « normalement ».
— Normalement, oui. Accroche-toi, j’ai découvert que tous ces échantillons de tissus humains sont eux aussi irradiés au césium 137. Quand on ramène le calcul au kilo, on obtient un taux de césium de 1 300 becquerels environ.
Soupir de Bellanger.
— 1 300… Les gamins qui viennent en France par l’association de Tchernobyl présentent des taux analogues. Notre petit irradié de l’hôpital avait un taux de 1 400 becquerels par kilo.
— Curieuse coïncidence, n’est-ce pas ? D’après ce que j’ai pu constater, il semblerait que les particules d’énergie émises par les cellules irradiées empêchent la formation de cristaux durant la phase de baisse de température. Elles les cassent, en quelque sorte. Il faut savoir que le césium 137 produit des particules bêta et gamma. Ce sont celles qui ont la plus forte énergie, elles sont capables de traverser intégralement un corps humain et d’en sortir. Bref, le radionucléide est idéal pour casser les cristaux. De plus, l’émission radioactive est indépendante de la température, donc le processus d’émission d’énergie fonctionne en permanence, y compris pour les températures les plus basses.
Il se racla la gorge avant d’éternuer.
— Excuse-moi, je me suis chopé un fichu rhume… Attention, tout ce que je te raconte là n’est qu’hypothèse. Je n’ai jamais entendu parler d’une chose pareille. À ma connaissance, de telles recherches entre la radioactivité et la surgélation n’existent pas dans le monde de la science.
— Et quel serait l’intérêt de supprimer ces cristaux de glace ?
— L’intérêt ? Que se passe-t-il quand de l’eau se glisse dans les interstices d’une pierre et qu’ensuite il gèle ?
— La pierre éclate.
— À cause de ces cristaux, oui. Mais empêcher la formation de cristaux, c’est éviter que la pierre n’éclate. Et si on rapporte cela au corps humain…
— On empêche les cellules congelées d’éclater.
Bellanger se figea dans le silence, plus perturbé qu’il ne l’était déjà quelques minutes auparavant. Progressivement, une idée monstrueuse prenait forme dans son esprit.
Une idée qu’il ne pouvait concevoir.
Le biologiste le coupa dans ses pensées.
— Quand j’ai compris ça, je me suis dit que Scheffer avait probablement fait une découverte extraordinaire. Je suis allé voir Fabrice Lunard, notre spécialiste de la chimie et des réactions organiques, pour voir ce qu’il en pensait. Ça tombait bien, Lunard venait de trouver des infos très intéressantes sur Arrhenius, le scientifique aux côtés d’Einstein et de Curie.
Bellanger glissa sa main dans l’épais dossier devant lui et en sortit la photo des trois scientifiques réunis autour de leur grande table. Einstein, Marie Curie, Arrhenius. Il fit courir son index sur leurs visages, leurs yeux sombres qui fixaient l’objectif. Le biologiste poursuivit :
— Lunard venait de mettre la main sur un document scientifique qui relate les découvertes d’Arrhenius lors de ses carottages en Islande. D’après les écrits, le chercheur a trouvé, à l’époque, une hydre congelée à proximité d’un volcan, dans une carotte de glace âgée de plus de huit cents ans. Il a analysé la composition de cette glace. Elle contenait du sulfure d’hydrogène et des particules de roche volcanique radioactives. Mais les recherches s’arrêtent là.
— C’est-à-dire ?
— Curieusement, à partir de ce moment, il n’y a plus aucun document, aucun résultat, comme si Arrhenius avait stoppé sa prise de notes.
— En réalité, il l’a continuée, mais dans le mystérieux manuscrit.
— Oui, c’est évident. Il a dû faire une découverte primordiale, extraordinaire. Et moi, j’ai compris, Nicolas.
Bellanger se concentra davantage.
— Tu m’intéresses.
— J’ai repensé aux petites hydres qui nageaient dans leur aquarium dans la cave de Scheffer. C’est la raison de ma présence chez lui, il y a quelque chose que je voulais vérifier par moi-même. J’ai pris trois hydres irradiées de chaque aquarium, je les ai mises dans des sachets et je les ai plongées dans le surgélateur, en écrivant sur chaque plastique le taux de radiation associé. J’ai attendu une bonne heure, puis j’ai sorti les sachets et ai laissé la décongélation opérer, l’accélérant tout de même avec un petit séchoir à main.
Bellanger s’était levé. Il fixait les lumières de la ville, une main crispée sur le radiateur. Il avait toujours aimé cette période des fêtes de Noël, et plus particulièrement quand il neigeait. Les rues étaient si belles, les gens semblaient tellement heureux, engoncés dans leurs beaux vêtements d’hiver. Ça pouvait faire oublier tout le reste. Les crimes, les ténèbres…
Il soupira silencieusement, il avait si mal au fond de lui-même.
Parce qu’il pensait avoir compris.
Les mots de Mickaël Langlois confirmèrent sa pensée :
— Aussi extraordinaire que cela puisse paraître, les hydres qui présentaient les taux de césium les plus élevés se sont remises à bouger, Nicolas. Elles étaient… elles étaient vivantes, suspendues dans le temps sur la durée de leur séjour dans le surgélateur ! Elles sont là, face à moi, bien en forme dans leur aquarium. Je crois que c’est ce qu’Arrhenius avait découvert par hasard : son hydre irradiée de huit cents ans est peut-être revenue à la vie lorsqu’il l’a réchauffée. Il a dû écrire cela dans le mystérieux manuscrit, y publier ses recherches, ses déductions. L’hydre a toujours été probablement gardée comme symbole ou animal d’étude par ceux qui ont eu ce manuscrit entre les mains, en souvenir de la découverte d’Arrhenius, parce que cet animal devait subjuguer autant qu’il intriguait. Tu te rends compte de ce que ces découvertes signifient ?
Le jeune chef de groupe resta figé quelques secondes, les yeux dans le vague. Il se dirigea doucement vers le portemanteau et prit une cigarette dans la poche de son blouson.
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