Aéroport international Domodedovo de Moscou. 25 décembre 2011. Température extérieure de -8 °C, ciel sans nuages.
Le Boeing 737 d’Air Ukraine se rangea sur son emplacement et libéra ses grappes de chapkas dans les couloirs de l’aérogare. Les policiers étaient attendus juste au niveau de la douane par Arnaud Lachery qui facilita rapidement les échanges avec les douaniers concernant l’inspection de la commission rogatoire internationale et leur entrée sur le territoire russe.
Une fois la paperasse réglée, Sharko salua son homologue chaleureusement.
— Ça doit bien faire quinze ans. Qui aurait pu croire qu’on se reverrait un jour ?
— Surtout dans de telles circonstances, fit Lachery. Tu traînes toujours tes vieux os à la Criminelle ?
— Plus que jamais.
Sharko se tourna vers Lucie.
— Voici le lieutenant Henebelle. Collègue et… compagne.
Lachery lui adressa un sourire. Il était un peu plus âgé que Sharko et n’avait rien perdu de cette gueule d’ancien flic de terrain : des traits épais, des cheveux courts en brosse, un regard profond qui trahissait ses lointaines origines corses.
— Enchanté. Et joyeux Noël, même si les circonstances ne sont pas des plus gaies.
Tout en discutant, Lucie et Franck récupérèrent leurs bagages et suivirent leur hôte vers la sortie. L’air sec et glacial de l’extérieur les cueillit instantanément. Arnaud Lachery s’était coiffé de sa chapka doublée de fourrure.
— Il faudra absolument vous en acheter une à l’aéroport de Bykovo, ainsi que de bons gants fourrés. Il doit faire dix à quinze degrés de moins à Tcheliabinsk, je vous laisse imaginer l’horreur.
— Nous le ferons. Le lieutenant Henebelle restera à l’hôtel, elle a… quelques petits problèmes de santé.
— Rien de grave, j’espère ?
Lucie ôta son bonnet, dévoilant la bande autour de son crâne.
— Petit accident de parcours.
Ils grimpèrent dans une Mercedes S320 noire qui attendait avec son chauffeur juste devant l’aérogare. Plaque diplomatique, portes blindées, la totale. Lachery pria Lucie de s’installer à l’avant et s’assit à l’arrière avec Sharko.
— Il faut compter une cinquantaine de kilomètres d’ici à l’aéroport national de Bykovo, fit-il. Andreï Aleksandrov et Nikolaï Lebedev nous y attendent. Je suis désolé, mais le trajet n’est pas des plus typiques. Moscou se trouve à plus d’une quarantaine de kilomètres d’ici.
— On a l’habitude de voyager sans visiter, sourit Lucie en jetant un œil dans le rétroviseur.
— En tout cas, j’espère que vous reviendrez en Russie dans d’autres circonstances. La place Rouge sous la neige et décorée aux couleurs de Noël vaut vraiment le déplacement.
Après que la voiture eut pris la route, il entra très vite dans le vif du sujet.
— Je crois que votre enquête a soulevé un gros, un très gros loup.
Après avoir ôté sa chapka et ses gants, il sortit une photo de sa sacoche et la tendit à Sharko.
— Voici donc Leonid Yablokov. Il est responsable d’une équipe de vingt ouvriers sur la base de Mayak-4, située à quelques kilomètres avant Ozersk. C’est lui qui se charge de la récupération et du stockage des déchets nucléaires.
Le commissaire fronça les sourcils et tendit la photo à Lucie. L’homme, sur le cliché, était chauve, avec les oreilles légèrement décollées. Un regard pas franchement tendre, d’autant plus qu’il était vêtu d’un costume noir aux lignes toutes soviétiques.
— J’ai déjà vu cet homme, lança Sharko. Il était sur la photo dans le bureau de Scheffer, avec l’équipe russe qui travaillait pour la fondation à la fin des années 1990.
— En effet, répliqua Lachery avec assurance. Il a œuvré pour la fondation entre 1999 et 2003. Nous avons fait quelques recherches sur cet individu. Il est titulaire d’un doctorat en physique, il a écrit une thèse sur les très basses températures au début des années 1980. Il a travaillé jusqu’en 1998 dans un laboratoire de recherche russe sur les applications spatiales. Du top secret. Il était spécialiste de la cryogénie et s’est penché sur des solutions permettant de longs voyages dans l’espace.
La cryogénie… Cela parlait à Sharko. Il demanda :
— Il est beaucoup question de la conquête spatiale relancée par les Russes en ce moment dans la presse française. Cette volonté qu’ils ont d’envoyer des hommes dans l’espace lointain, sans donner, pour l’instant, la façon de le faire. La cryogénie, ça pourrait être une excellente solution. Est-ce que Yablokov a réussi à congeler des gens pour les faire voyager ?
— On n’en sait rien. Ce dont on est certains, par contre, c’est que Yablokov a été licencié à la suite d’une erreur professionnelle qui a coûté la vie à l’un de ses collaborateurs.
Lucie s’était retournée, elle ne voulait rien manquer de la conversation. Quant à Sharko, il dévorait chaque mot.
Arnaud Lachery poursuivit ses explications :
— Après cet échec, Yablokov s’est reconverti dans l’humanitaire, par le biais de la fondation. Il est allé sur le terrain, a appris des tas de choses sur la radioactivité, on l’a beaucoup vu au milieu d’enfants, aux côtés de Scheffer (il tendit d’autres clichés qui appuyaient ses propos) et de cette femme, elle aussi membre de la fondation dans ses deux premières années d’existence.
Encore une fois, Sharko reconnut ce visage, également présent sur la photo accrochée dans le bureau de Scheffer. Un visage tout en rides, avec des traits fatigués, qui cachaient des yeux sombres et volontaires.
— Qui est-elle ?
— Volga Gribodova, elle a aujourd’hui soixante-huit ans. À l’époque, elle était professeure de médecine, spécialisée dans les conséquences sanitaires de la catastrophe de Tchernobyl, et jouait un rôle de conseillère auprès des politiques sur la question de la radioprotection. Deux ans avant que la fondation quitte le territoire russe pour raisons politiques, elle s’est détachée de ses activités humanitaires et est devenue ministre de la Sécurité nucléaire de la province de Tcheliabinsk.
— Tcheliabinsk, répéta Sharko. Encore et toujours Tcheliabinsk.
— Là-bas, Gribodova a hérité d’un poste peu enviable. Les environs d’Ozersk, à une centaine de kilomètres de Tcheliabinsk, sont parmi les plus contaminés de la planète. Tchernobyl a été un problème, mais Ozersk est LE problème. C’est une véritable poubelle à ciel ouvert, ultra-contaminée, et qui accueille les déchets nucléaires provenant de la plupart des pays européens, y compris la France. Gribodova a été nommée là-bas pour trouver des solutions, mais tout le monde sait qu’il n’y en a pas.
Le véhicule s’engagea sur une autoroute à deux voies bien chargées. Hormis les plaques minéralogiques bizarres et les panneaux en cyrillique, le paysage n’était en rien dépaysant : juste des arbres enneigés à perte de vue. Lucie considéra quelques secondes le chauffeur — un type qui paraissait coulé dans le marbre — avant de revenir à ses interlocuteurs, qui continuaient à discuter.
— Et devinez qui a nommé Leonid Yablokov en tant que responsable de la base de Mayak-4 ? demanda Lachery.
— Volga Gribodova, répliqua Sharko.
— Seulement quelques semaines après sa prise de fonction en tant que ministre, oui. Alors que, de prime abord, Yablokov, spécialiste du grand froid, n’était pas forcément le plus compétent en matière de déchets nucléaires. La gestion de la base de Mayak-4 est directement sous l’autorité et la responsabilité de la ministre. Mayak-4 est construite autour d’une mine où l’on extrayait l’uranium il y a soixante ans. Aujourd’hui, cette mine est devenue un centre d’enfouissement où l’on stocke toutes les cochonneries dont aucun pays ne veut. Les environs de Mayak sont parmi les endroits les plus sinistres, déprimants et dangereux de la planète. Personne ne veut aller là-bas, et personne n’y met les pieds, hormis des ouvriers qui déchargent les camions et stockent les barils. D’où ma question : qu’est-ce que deux anciens membres de la fondation de Scheffer trament sur place depuis toutes ces années ?
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