— Promis, oui.
Il l’accompagna jusqu’à un taxi. L’air glacé rabotait le moindre centimètre carré de peau nu. C’était comme une blessure perpétuelle, lente et douloureuse. Lucie s’engouffra dans la chaleur de l’habitacle, tandis qu’Aleksandrov expliquait au chauffeur la destination. Sharko embrassa sa compagne une dernière fois et regarda le véhicule s’éloigner, le cœur lourd.
À peine Lucie avait-elle disparu que son téléphone portable sonnait déjà. Il regarda l’écran avec un sourire.
Numéro « inconnu ».
Il ôta un gros gant, décrocha et glissa le fin appareil entre la chapka et son oreille.
— Sharko.
Rien d’autre qu’une petite respiration, à l’autre bout de la ligne.
Sa gorge se noua. Il sut instantanément.
C’était lui. Le tueur de Gloria.
Il regarda du coin de l’œil les Russes qui l’attendaient et se tourna.
— Je sais que c’est toi, fils de pute.
Aucune réaction à l’autre bout de la ligne. Sharko écoutait, essayait de capter le moindre détail utile. Il réfléchit aussi vite que possible, tentant de toucher au plus juste, et se mit à parler :
— Tu te demandes où je me trouve, hein ? T’es tellement dans le doute, dans la déroute, que tu n’as pas pu t’empêcher de m’appeler. Tu ne comprends pas mon absence. Désolé de t’apprendre que tu n’es pas le centre de mon monde. Gloria ne représentait plus rien pour moi. Et toi non plus.
Toujours rien. Sharko était persuadé que l’autre allait finir par raccrocher.
— On dirait que je gâche tes fêtes de Noël et ta belle partie d’échecs, poursuivit-il. Je sais le travail que représentait toute cette mise en scène pour toi. Et moi qui ne suis pas au rendez-vous.
Le commissaire marchait à présent nerveusement. Soudain, deux mots claquèrent dans l’écouteur :
— Tu mens.
Le flic s’arrêta net. La voix masculine était étouffée, lointaine, comme lorsque l’on parle à travers un tissu.
— Tu mens quand tu dis que Gloria ne représentait rien pour toi.
Sharko ne sentait plus le froid, même s’il avait l’impression que sa main ressemblait à un bloc de glace. Le monde, autour de lui, n’existait plus. Toute son attention était focalisée sur cette voix, séparée de la sienne de milliers de kilomètres. Il ausculta son téléphone, essaya de démarrer l’enregistrement de la conversation. Trop compliqué, il ne trouva pas la bonne fonction. Il plaqua de nouveau l’écouteur à son oreille, de peur de perdre son interlocuteur, et poursuivit la conversation :
— Peut-être que je mens, peut-être pas. Peu importe. L’essentiel, c’est que les autres, mes collègues, vont te coincer, et je viendrai te rendre visite quand tu seras derrière les barreaux. Tout est une question de temps. Et ma femme et moi, on a tout notre temps.
Un long silence, avant que la voix revienne.
— Moi aussi, j’ai tout le temps. La patience, c’est l’une de mes qualités, au cas où tu n’aurais pas remarqué. Ta pouffiasse et toi, je vous attendrai le temps qu’il faudra…
Sharko avait envie d’exploser. De lui crier qu’il le tuerait.
— … Je serai là chaque fois que vous marcherez parmi la foule. À chaque station de métro, dans chaque bus, sur n’importe quel trottoir. Je suis déjà entré chez toi, tu sais ?
Sharko était incapable de savoir s’il bluffait ou pas.
— La prochaine fois qu’on parlera, ta pouffiasse aura ma lame sous sa gorge.
Coupure de la communication.
Sharko resta figé, l’appareil dans la main. Il chercha dans les appels entrants, tenta de recomposer le numéro du bout de ses doigts gelés, mais le numéro inconnu ne s’était pas affiché.
— Merde !
Les Russes s’impatientaient franchement. Le flic embarqua à l’arrière de l’une des deux quatre roues motrices, encore sous le choc. Il souffla dans ses mains pour les réchauffer.
Le cauchemar le rattrapait même ici, en Russie.
— Vous ne devez jamais ôter vos gants, fit Aleksandrov de son accent roulant. Il aurait suffi que votre peau soit en contact avec la moindre surface extérieure pour y rester collée.
Sharko signifia qu’il ferait attention la prochaine fois. Les véhicules se mirent en route sous une lumière qui commençait lentement à décliner. Les trois policiers qui accompagnaient le commissaire semblaient discuter ardemment de l’affaire, se transmettant des papiers, des photos. Sharko reconnut, entre autres, les portraits de Scheffer et de Leonid Yablokov, le responsable de Mayak-4.
Le commissaire se concentra, essaya de se rappeler les moindres détails de la conversation avec le tueur de Gloria. Ta pouffiasse aura ma lame sous sa gorge… Il avait vu juste : c’est à Lucie qu’il s’en serait sûrement pris lors de son ultime coup d’échecs. Il l’aurait sans doute enlevée, comme Suzanne l’avait été, dix ans plus tôt.
Il s’empara de nouveau de son téléphone portable. Il fallait prévenir Basquez de cet appel. C’était Noël, mais Sharko s’en tapait. Il y avait peut-être moyen de tracer l’origine du coup de fil, de remonter à ce fou furieux de psychopathe d’une façon ou d’une autre. De faire cesser le cauchemar, pour qu’il puisse rentrer en France l’esprit serein. Pour que Lucie et le bébé ne craignent plus rien.
Sharko ressentit alors un autre choc : le bébé. Suzanne elle aussi était enceinte au moment de son enlèvement, et de deux mois.
Quelle horrible coïncidence.
Il commença à composer le numéro de Basquez, mais arrêta soudain son geste.
Il attarda son regard sur ce fameux téléphone portable.
Quelque chose se déclencha dans sa tête, qui déversa des frissons dans la totalité de son corps. Une série de déductions qui lui traversa le crâne, comme des dominos chutant les uns derrière les autres.
Sharko analysa la situation dans tous les sens.
Ça collait. Ça collait à la perfection.
Fermant les yeux, il remercia sa chute dans le torrent glacé des montagnes. Elle venait peut-être de lui livrer le tueur sur un plateau.
Il le tenait. Bon Dieu, il avait identifié celui qui n’avait semé que la terreur et le vice dans son sillage.
Il ne termina pas le numéro de Basquez. À la place, il rangea son téléphone bien au fond de sa poche, se souvenant des propos prononcés par l’expert en analyse de documents de la police scientifique, alors qu’il parlait d’un faux passeport : la Marianne en filigrane est à l’envers. Tu te rends compte de la connerie ? Les mecs imitent tout à la perfection, jusqu’à la double couture, et font une erreur aussi grosse que celle de prendre une autoroute en sens inverse. Ils finissent tous par faire ce genre de conneries, tôt ou tard.
Ils avaient d’abord traversé des villages pris dans les glaces de l’hiver. Des icebergs de civilisation coupés par une route centrale, avec leurs rangées de maisons en bois bordées d’un lopin de terre. Des habitations sans eau courante, dépendantes de puits reliés à des rivières malades qui brassaient l’atome. Puis arrivèrent les installations industrielles abandonnées, accrochées au paysage comme des sangsues d’acier. Sharko eut le sentiment d’un monde post-apocalyptique, frappé jadis par la folie humaine, et dont ne restaient que les plaies béantes.
Plus loin, la route se transforma en un chaos de boue gelée, traversée de larges flaques qui s’assombrissaient à mesure que le gros soleil rouge déclinait. De profondes traces de pneus laissées par les camions et les convois chargés de leur poison sillonnaient la glace noirâtre. Autour, les lacs d’un bleu pâle, aux eaux dangereuses, se déployaient à perte de vue, entre les collines, telles des lames de rasoir radioactives. Depuis plusieurs dizaines de kilomètres, il n’y avait plus aucune trace d’activité humaine. L’atome avait chassé la vie et s’était approprié cette terre pour des dizaines de milliers d’années.
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