— Et, surtout, qu’est-ce que Scheffer et Dassonville allaient régulièrement y faire, par le biais de leurs visas touristiques ? compléta Sharko. Et qu’y font-ils en ce moment même ?
Lachery fixa Lucie, puis le commissaire.
— C’est ce que nous allons découvrir. Je crois que vous l’avez compris, et avec votre affaire, nous pensons que cette ministre et d’autres personnes haut placées sont impliquées dans quelque chose . Pour Moscou, votre enquête est un dossier très sensible. De par sa nature même, mais aussi parce qu’il est question de nucléaire.
— Nous n’en doutons pas.
— La fédération de Russie est découpée en districts administratifs, chacun avec leur gouverneur et leur autonomie. Bref, cette affaire est compliquée d’un point de vue légal et politique. Une fois à Tcheliabinsk, vous aurez le soutien discret d’officiers de la police du district fédéral, qui seront directement sous les ordres du commandant Aleksandrov que vous allez rencontrer bientôt. Vous filez sur Mayak. Vous cherchez vos suspects avec les équipes mais, surtout, vous les laissez intervenir.
— On connaît les règles, fit Sharko.
L’ASI tendit les dernières photos : celles des mômes, étalés sur la table d’opération, que Bellanger ou Robillard lui avait sans doute envoyées par courrier électronique.
— On peut peut-être déplacer et cacher des enfants, mais certainement pas des salles d’opération. S’il y a quelque chose à découvrir dans cet endroit sinistre, alors les hommes le découvriront. Nul n’est plus teigneux qu’un officier russe.
Après un lourd silence, Lachery changea de sujet et finit par demander des nouvelles de la capitale française, du 36, quai des Orfèvres, de la politique de l’Hexagone, tandis que les premiers panneaux indiquant l’aéroport apparaissaient déjà. Il raconta qu’il aimait Moscou, ses structures, sa puissance, sa richesse, ses habitants. Pour lui, les Occidentaux étaient comme des pêches, et les Russes comme des oranges. D’un côté, des individus d’apparence ouverts, qui se saluaient dans la rue, mais qui cachaient un noyau dur dès qu’on creusait. De l’autre, des gens de prime abord fermés, mais qui s’ouvraient jusqu’au cœur une fois la carapace percée. Il précisa néanmoins que Moscou, ce n’était pas la Russie, et que ce pays payait encore l’héritage de son lourd passé.
Le chauffeur les déposa devant l’aérogare, accolé à un circuit automobile. Il n’avait rien à voir avec celui qu’ils venaient de quitter. Un bâtiment plutôt ancien à l’architecture monolithique, pas rénové et de taille réduite. À voir l’état et la dimension ridicule de certains avions, Lucie commença à stresser. Si l’avion était le moyen de transport le plus sûr en France, elle n’était pas certaine que ce fût le cas en Russie.
Les deux policiers moscovites attendaient au point d’accueil. L’attaché à l’ambassade fit les présentations. Andreï Aleksandrov et Nikolaï Lebedev étaient plutôt jeunes, grands, plantés dans la même tenue kaki — pantalon de toile à liseré rouge, grosse parka fourrée avec les écussons de la police et le drapeau russe, serrée par un ceinturon, bottes coquées montant jusqu’aux genoux — et tenaient leur chapka dans la main. Vu la carrure imposante, Sharko estima qu’ils portaient sans doute un gilet pare-balles.
Ils se saluèrent tous. Poigne écrasante de la part des Russes, Lucie ne fut pas ménagée. Lachery leur expliqua que les deux officiers parlaient un anglais moyen et qu’il comptait sur eux pour transmettre les derniers éléments clés du dossier durant le vol.
On vendait de tout dans l’aérogare. Saucisson, pain noir, vodka, cornichons, fromage… Après avoir retiré des roubles, les deux Français passèrent par une boutique de vêtements et en ressortirent équipés à la russe, ce qui posa un sourire plutôt moqueur sur les lèvres de leurs accompagnateurs.
Après l’enregistrement des bagages, ils burent une vodka — sauf Lucie qui se contenta d’un thé — et prirent la direction de leur terminal. L’ambiance s’était un peu détendue, l’heure du départ approchait. Lachery les salua respectueusement, adressa quelques mots en russe aux officiers puis revint vers les Français :
— On reste en contact. Bonne chance.
Vingt minutes plus tard, ils embarquaient.
Direction les puissants contreforts de l’Oural.
Une explosion de couleurs.
Jamais, au cours de ses voyages, Sharko n’avait vu un tel spectacle. Il avait toujours imaginé la Russie comme un territoire austère, gris, aux terres plates qui s’étalaient telles des coulées de ciment. Mais, en réalité, c’était tout l’inverse. Le front collé au petit hublot circulaire, il avait l’impression d’assister à la genèse d’un diamant. Les steppes avaient cette capacité à transformer la lumière rasante du soleil en une pluie d’étincelles. La nature buvait l’eau des lacs aux formes douces, les torrents rageaient, les forêts de pins et de bouleaux s’accrochaient aux flancs des montagnes prisonnières du givre. Des bleus stellaires, des verts de jungle, des blancs furieux bataillaient dans ces arènes de silence et donnaient l’envie de se coucher là, à regarder le ciel indéfiniment.
Puis arriva la grande ville, comme un cancer dans un organisme sain. Au fur et à mesure que le bimoteur descendait, les usines offrirent leurs perspectives. Métallurgie, extraction de minerais, industrie lourde. D’anciens arsenaux à l’abandon étranglaient la périphérie, des entrepôts déchirés, d’interminables lignes d’asphalte, envahies de bulldozers, de tracteurs, de chargeurs, noircissaient le décor. Des milliers de chars, de moteurs, des millions de munitions avaient été fabriqués ici, pour repousser l’ennemi.
Sharko se rétracta sur son siège, alors que l’avion touchait le sol.
Ça y est, ils y étaient presque. Au bout de leur enquête. Au bout du monde.
Trois hommes les attendaient dans le hall de l’aéroport. Des gars aux allures de soldats de plomb, avec des faciès crayeux, des mâchoires droites, à fleur de peau. Sharko songea aux flics du RAID, version KGB. Andreï Aleksandrov et Nikolaï Lebedev firent de rapides présentations. Les locaux ne parlaient pas un mot d’anglais, ils se contentèrent d’un sourire de politesse envers le commissaire et adressèrent un regard plutôt forcé à Lucie.
Les cinq Russes discutèrent longuement entre eux, à coups de tapes sur l’épaule, puis Aleksandrov revint vers Lucie, qui se sentait toute petite, pas à sa place.
— D’après eux, il y a un bon hôtel à touristes, le Smolinopark, à vingt-cinq kilomètres d’ici. Il est situé au bord d’un lac, vous y aurez tout le confort et de la bonne nourriture. Un taxi peut vous y emmener directement.
Sentant Lucie sur les nerfs, Sharko prit les devants et acquiesça poliment.
— Très bien. Vous nous laissez quelques minutes ? Nous arrivons.
— Ne tardez pas trop.
Lucie l’observa s’éloigner, le regard mauvais.
— J’ai vraiment l’impression que ces gros machos me prennent pour une tarte. Un bon hôtel à touristes , non mais, t’as entendu ça, toi ?
Sharko rajusta la chapka sur la tête de Lucie, puis vérifia que son téléphone portable était complètement chargé.
— Je serai toujours près de toi, avec ça. Je ne veux surtout pas que tu t’inquiètes, d’accord ? Profite de l’hôtel, passe un coup de fil à ta mère pour la rassurer, repose-toi bien. Je crois que ces gars-là savent ce qu’ils font.
Lucie se serra contre lui. Avec leurs grosses parkas, elle avait l’impression d’étreindre un bonhomme Michelin.
— Fais bien attention, Franck, et contente-toi de suivre. Tu as déjà failli y laisser ta peau plusieurs fois. Tu me promets ?
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