Wladimir s’éloigna avec les photos et disparut derrière une maison. Lucie observait autour d’elle, le regard inquiet. Les bouleaux et les peupliers sans feuilles, enchevêtrés comme des mikados, les routes de caillasse, ce ciel bien trop bleu.
— C’est effroyable, fit-elle. Ces gens, ces endroits perdus, si proches de ce qui n’est pour nous qu’un mot. Plus personne n’aurait dû habiter ici après la catastrophe.
— Ce sont leurs terres. Si tu les chasses d’ici, que leur reste-t-il ?
— Ils meurent empoisonnés à petit feu, Franck. Empoisonnés par leur propre gouvernement. Ici, le lait des mères ne protège pas leurs nouveau-nés, il les tue. Tous les regards sont braqués sur Fukushima alors que là, devant nous, on assiste à un génocide nucléaire. C’est purement et simplement monstrueux.
Lucie se caressa le ventre, pensive, tandis que Sharko en profitait pour sortir se dégourdir les jambes, enfonçant son bonnet sur son crâne et remontant bien ses gants. Il fixa la profonde forêt, songeant au monstre situé à tout juste trente ou quarante kilomètres. Lucie avait raison : comment pouvait-on abandonner tous ces gens à leur triste sort ?
Sur la gauche, un groupe d’adolescents l’observaient, ils restaient à bonne distance, l’air curieux. Le commissaire leur rendit leur sourire, amer au fond de lui-même. Demain, c’était Noël, et ces gosses-là n’auraient pour cadeau que leur dose quotidienne de césium 137.
L’un d’eux se détacha du groupe et s’approcha. Il avait une quinzaine d’années et était engoncé dans un vieux caban troué. Un beau blond aux yeux bleus, au teint foncé, qui aurait sans aucun doute eu un autre destin dans un autre pays. Il se mit à parler et tira Sharko par la manche, comme pour l’emmener quelque part.
Wladimir réapparut en courant, essoufflé.
— Apparemment, ils n’ont rien vu par ici, fit-il.
Il tenta de repousser l’adolescent d’un geste sec.
— Ne vous laissez pas ennuyer, il veut probablement de l’argent. Allons-y.
— On dirait qu’il cherche à me montrer quelque chose.
— Non, non. En route.
— J’insiste. Demandez-lui.
Le jeune se faisait toujours aussi pressant. Il discuta avec le traducteur, qui s’adressa ensuite aux flics.
— Il dit qu’il a parlé avec la femme à moto. Elle s’est arrêtée ici, au village.
— Montrez-lui la photo.
Wladimir s’exécuta. Le jeune lui arracha le cliché des mains et acquiesça vivement. Piqué au vif, le commissaire fixa le jeune dans les yeux.
— Où allait-elle ? Que cherchait-elle ? Demandez-lui, Wladimir.
Après traduction, l’adolescent répliqua, tendant le doigt vers la route. Il eut une longue conversation avec le traducteur, qui revint vers ses interlocuteurs français.
— Elle cherchait un moyen de pénétrer dans la zone interdite avec sa moto, mais en évitant les postes de garde. Ici, elle s’est fait passer pour une photographe, elle a donné un peu d’argent. C’est lui, Gordieï, qui l’a guidée jusqu’au passage.
— Quel passage ?
Le gamin tirait de nouveau la manche de Sharko. Il voulait l’emmener quelque part. Wladimir traduisit :
— À ce qu’il me raconte, il se situe à deux ou trois kilomètres d’ici, avant le village de Krasyatychi. Il existe, selon ses propos, une vieille route cabossée où les voitures peinent à passer, qui traverse la zone, longe la centrale par le sud et mène au lac Glyboké, le lac utilisé à l’époque pour le refroidissement des réacteurs.
Sharko regarda la forêt, derrière lui, et demanda :
— Et il l’a vue repasser dans l’autre sens, cette moto ?
L’adolescent répondit que non. Le commissaire réfléchit quelques secondes.
— Demandez-lui quand il a neigé pour la dernière fois.
— Il y a trois ou quatre jours, répondit Wladimir après traduction.
Dommage. Les traces de la moto avaient dû être effacées. Sharko n’en démordit pas pour autant.
— Nous aimerions qu’il nous conduise jusqu’à cet endroit.
Wladimir marqua sa stupéfaction. Il serra les lèvres.
— Désolé, mais… je n’irai pas là-bas. Je devais vous conduire au village, vous guider, pas m’aventurer illégalement en zone non autorisée. Je ne crois pas que ce soit une bonne idée que vous vous rendiez dans cet endroit dangereux.
— Je comprends. Dans ce cas, nous irons seuls avec la voiture, et vous nous attendrez ici, si vous le voulez bien. Vous aurez ainsi le temps de discuter avec les familles.
Wladimir s’exécuta à contrecœur. Pendant ce temps, Lucie emmena Sharko à l’écart. Son visage était glacé.
— Tu es sûr de toi ? On devrait peut-être se rapprocher de l’attaché à l’ambassade pour ce genre de choses.
— Pour perdre du temps en paperasse et beaux discours ? Ce type en cravate m’a gonflé, il voulait à tout prix nous coller son propre traducteur dans les pattes.
— Il voulait juste être diplomate.
— Un diplomate n’a rien d’un flic.
Le commissaire s’engagea de quelques mètres dans le bois. Le sol, la neige étaient gelés, ça craquait sous ses pas. Il se tourna vers la route, le visage douloureux, tant il faisait froid.
— C’est peut-être de l’intérieur du bois que le gamin est arrivé. Le bus était garé ici, le môme s’est caché dans la soute, ni vu, ni connu. À l’hôpital, ils avaient remarqué des traces de liens sur ses poignets. J’ai la certitude que notre petit inconnu était retenu quelque part dans la zone interdite, et que Duprès l’a aidé à s’échapper. Il n’y a pas d’autre scénario possible. C’est là que nous devons aller.
— Sans arme, sans rien ?
— On n’a pas le choix. Si on trouve quelque chose de suspect, on fera demi-tour, on préviendra les autorités et l’ASI. On agira proprement. Ça te va ?
— On agira proprement… Elle me fait bien rire, celle-là. J’ai l’impression de retrouver le Sharko des grands jours. Celui qui se fiche des règles et fera tout pour aller au bout.
Le commissaire haussa les épaules, puis se rapprocha de Gordieï. Wladimir joua son rôle d’interprète.
— Il va vous conduire à la route, et il reviendra ici à pied. Il voudrait juste un petit quelque chose, en échange.
— Évidemment.
D’un air entendu, Sharko mit la main au portefeuille et tendit un billet de cent euros. Gordieï l’empocha avec un grand sourire. Lorsqu’ils se dirigèrent vers la voiture, les montres indiquaient presque 13 heures.
Avant de monter, Lucie s’adressa à Wladimir :
— Et la radioactivité ? Que craint-on, exactement ?
— Rien, si vous faites attention. Gardez vos gants, ne touchez à rien, ne portez rien à votre bouche. La radioactivité est sur le sol, dans l’eau, pas dans l’air, sauf dans la proximité immédiate du réacteur numéro quatre. Et quand je dis « proximité », je parle là de quelques mètres seulement. Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, il y a des fuites dans le sarcophage, les barres d’uranium du réacteur continuent à émettre leur poison. En moins d’une heure, vous seriez mortellement irradiés.
Lucie hocha la tête en guise de remerciements.
— C’est très réjouissant. Bon, nous nous revoyons tout à l’heure, fit-elle en lui tendant la main.
— Très bien. Faites attention et, surtout, ne vous écartez pas de la route. Les loups affamés sont nombreux dans ces bois. La nature est devenue très agressive, et soyez assurés qu’elle n’aura plus aucune pitié envers l’homme.
Il n’y avait pas de mots pour décrire le sentiment d’oppression et de peur qui habitait les deux policiers.
Après cinq kilomètres quasiment impraticables dans la zone interdite, ils roulaient à présent dans une ville anonyme, exsangue de sa population. Tout, dans le décor, indiquait une fin inattendue et brutale. Les portes des habitations étaient restées ouvertes, les petites boutiques en ruine semblaient malgré tout attendre leurs clients, des carcasses de voitures agonisaient, au milieu d’une rue, devant une allée. Au bord des routes, la végétation perçait la neige, rampait, dévorait. Des branches tordues jaillissaient par les fenêtres des façades ou par les vitres des camionnettes rouillées, les entrées des immeubles avaient pris des allures de sous-bois, les racines des arbres fracturaient le bitume. Avec le temps, les constructions humaines allaient s’effacer en silence.
Читать дальше