Olivier T. »
Lucie pensait au sinistre fait divers qu’elle venait de lire dans sa voiture.
Une mort par noyade, en plein hiver. La suspicion d’une affaire criminelle. Pourquoi Christophe Gamblin s’était-il intéressé à cet article en particulier, vieux de dix ans ? L’affaire avait-elle été résolue ? Les trois autres journaux issus des archives relataient-ils des faits similaires ? Lucie n’avait pas encore eu le temps d’y jeter un œil — elle était déjà en retard de dix minutes — mais elle n’avait désormais plus qu’une envie : comprendre ce qui avait motivé Christophe Gamblin à s’enfoncer dans les sous-sols de La Grande Tribune pendant ses jours de congé.
Elle s’immobilisa quelques secondes devant le mastodonte de briques rouges, face à la gare d’Austerlitz de l’autre côté de la Seine. La maison des morts , songea-t-elle avec appréhension, un endroit dans lequel des gens qui, récemment, vivaient encore, entraient pour se faire découper. Sur la gauche, des ombres sortaient du métro Quai de la Rapée. Juste là, on voyait des panneaux Bastille, Place d’Italie, des endroits agréables pour les touristes. Mais ces promeneurs, ces travailleurs se doutaient-ils que les pires crimes du tout-Paris étaient étudiés avec le plus grand soin à seulement quelques mètres, à l’intérieur de ce bâtiment fondu dans le paysage urbain ?
Lucie frissonna. Les lourds flocons s’accumulaient sur son blouson, sur les carrosseries des voitures et sur les toits. C’était comme si le temps s’était arrêté et que le brouhaha animant d’ordinaire la capitale avait brusquement été absorbé par la neige. Sous la lueur sobre des lampadaires, le lieutenant de police se sentait piégé dans un décor de film noir.
Elle se motiva et entra dans l’institut médico-légal de Paris. Après avoir vérifié ses papiers, le veilleur de nuit lui indiqua la salle où se déroulait l’autopsie de Christophe Gamblin. En prenant une inspiration profonde, elle s’engagea dans les couloirs éclairés au néon, marchant le plus vite possible. Dans sa tête, les pires images affluaient déjà. Elle voyait les corps brûlés, si petits. Elle sentait les odeurs des chairs calcinées, tellement effroyables qu’il n’y avait aucun moyen de les décrire. Les fantômes, les petites voix féminines la hantaient encore, entre ces murs ils appuyaient davantage leur présence et la terrifiaient. Jamais, jamais elle n’aurait dû assister à l’examen post mortem de l’une de ses propres filles. Ce qu’elle avait ressenti et vécu, ce jour-là, n’avait plus rien d’humain.
Elle accéléra pour atteindre la salle de dissection, incapable de se retourner, de réfléchir ni même de faire demi-tour. La vive lumière de la lampe Scialytique, la présence de Paul Chénaix et du photographe de l’Identité judiciaire lui firent du bien. Mais elle ne put ignorer bien longtemps le cadavre, blanc et nu sur la table, dont chaque plaie, chaque ecchymose rappelait l’enfer que Gamblin avait dû traverser.
— Ce n’est pas bien que tu sois là, dit Chénaix. Je suppose que Franck n’est pas au courant ?
— Tu supposes bien.
— Tu sais que même un an et demi après, un transfert est toujours possible. Tu…
— Je suis prête et je ne ferai pas de transfert. Ce corps n’a rien à voir avec celui de deux petites jumelles de neuf ans. Je tiendrai le coup, OK ?
Chénaix glissa ses doigts dans son bouc taillé court, comme s’il méditait.
— Très bien. Bon… Je l’ai déjà pesé, mesuré, radiographié. On a pris les premières photos. J’ai procédé également à l’examen externe, histoire de gagner du temps. Ce soir, à 22 heures, il y a un concert de Madonna à la télé et…
— Tes conclusions ?
Chénaix s’approcha de son sujet, celui qui, désormais, lui appartenait. Lucie songea à une araignée qui encoconne sa proie avant de la stocker. Elle inspira doucement et s’avança à son tour. Ses yeux peinèrent à supporter le regard déjà vitreux de la victime.
— Les entailles ont été réalisées avec une lame fine — il s’empara d’un scalpel par la mitre — comme celle-ci, et très coupante, puisqu’elle est passée à travers les vêtements comme dans du beurre, sans faire d’accrocs. Les degrés de cicatrisation des blessures sont différents. Il a commencé par les bras, puis s’est attaqué à l’abdomen et aux jambes. Trente-huit coupures, réalisées, je dirais, en une petite heure de temps. La victime était habillée.
Lucie n’avait pas ôté son blouson, il faisait bien trop froid et rien, dans cette salle, ne pouvait apporter un peu de chaleur. Elle crispa ses doigts sur le nylon de ses manches. L’assassin avait fait souffrir sa victime avant de l’enfermer dans le congélateur.
— Le fils de pute.
Paul Chénaix échangea un bref regard avec le photographe et toussota.
— Il y a de nombreuses lésions au niveau des chevilles et des poignets. Il était attaché et a tenté de se débattre, en vain.
— Abusé sexuellement ?
— Non. Pas de trace.
Lucie se frotta les épaules. Le fumier qui avait mutilé Christophe Gamblin lui avait au moins épargné ça.
— Et après la torture, la congélation ?
— Je suppose. Aucune des lésions faites au scalpel n’était mortelle.
— Jamais l’assassin n’a paniqué ni ne s’est laissé emporter par la colère.
— En tout cas, ces entailles n’étaient pas suffisamment profondes pour que la victime se vide de son sang. Tu t’es déjà coupé le doigt avec la tranche d’une feuille de papier ? C’est très douloureux, mais ça saigne très peu. C’est le cas ici.
Lucie gardait de longs silences avant de poser ses questions. Elle ne parvenait plus à détacher ses yeux des doigts meurtris de la victime. Ils avaient gratté la glace, jusqu’au sang. Christophe Gamblin avait voulu échapper au piège de cristaux, il avait tenté d’empêcher la mort de s’enrouler autour de lui. Mais il n’avait pas pu.
— À ton avis, l’assassin possède des connaissances quelconques en anatomie ?
— Difficile à dire. N’importe qui peut faire une chose pareille. Il a agi comme ça — il claqua des doigts —, pour faire mal.
— Une idée de l’heure de la mort ?
— J’ai étudié les graphiques de température et les caractéristiques du congélo. Je pense qu’il est décédé aux alentours de minuit, à plus ou moins deux heures près.
Chénaix continuait à préparer avec soin son matériel.
— Après l’autopsie, il faudra que je te parle de l’affaire de Grenoble dont on m’a envoyé le dossier en fin d’après-midi. T’es au courant ?
Lucie songea au fait divers qu’elle venait de lire dans la voiture et qui la titillait.
— Pascal Robillard m’a brièvement parlé de cette histoire de noyée dans un lac de montagne. Je suis aussi là pour cette raison.
Paul Chénaix renoua avec fermeté sa surchemise bleue dans son dos et, le visage grave, se positionna à l’arrière du sujet.
— Je vais scalper et ouvrir, reculez un peu. Lucie, tu n’es pas obligée de…
— Je t’en prie. Ça va aller.
Chénaix se mit à l’ouvrage. Il ne portait pas de masque : Lucie avait appris que, un jour, il avait deviné qu’une victime avait ingurgité du rhum rien qu’en ouvrant son estomac et en reniflant les odeurs. La flic recula de quelques pas, elle se rendit compte que ses jambes la soutenaient un peu moins. La première phase de l’autopsie, où le médecin retirait la peau du visage pour accéder au crâne puis au cerveau, était la plus difficile à supporter. Parce que, d’une part, il y avait le bruit de la scie, les giclées d’os et de sang mais, surtout, on touchait là au peu d’humanité qui restait au cadavre. Ses yeux, son nez, sa bouche.
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