Paul Chénaix tenait une petite caisse en plastique avec des échantillons enfoncés dans des tubes scellés, ainsi qu’un dictaphone.
— On pourra s’organiser le truc, oui.
— Pas « on pourra ». Il faudra.
— Il faudra, oui. Ça va mieux, toi ?
Lucie regrettait sa faiblesse passagère de tout à l’heure. Il fut un temps où elle pouvait tout affronter, où la noirceur des affaires criminelles l’excitait plus que tout le reste. Elle en avait négligé ses propres enfants, sa vie amoureuse, ses envies de femme. Aujourd’hui, tout était tellement différent. Si seulement on pouvait lancer une poignée de poudre magique, revenir en arrière et tout changer. Elle parvint néanmoins à lui sourire.
— Le veilleur de nuit a eu la gentillesse de me donner un gros donut au chocolat. Ma mère a récupéré mon labrador, Klark, qui adore ce genre de donut . Mon ex-chien pèse dix kilos de plus à présent.
— Pas très diététique, certes, mais ça t’aurait fait du bien de le manger avant. Contrairement aux croyances populaires, il vaut toujours mieux croquer un morceau avant d’assister à une autopsie, ça évite les coups de mou.
— Pas eu le temps.
— Plus personne n’a le temps de rien, de nos jours. Même les morts sont pressés, il faut les traiter immédiatement. On ne s’en sort plus.
Il se dirigea vers son bureau et posa les échantillons de fluides, d’ongles, de cheveux devant Lucie.
— Tu n’as rien manqué, de toute façon. Tous les signes médico-légaux indiquent bien une mort par hypothermie. Le cœur a fini par lâcher.
Toujours debout, il ouvrit un tiroir et sortit un dossier d’une quarantaine de pages.
— Voici une impression du rapport d’autopsie que m’a envoyé par mail mon confrère de Grenoble, en fin d’après-midi. On a pas mal discuté au téléphone. Christophe Gamblin est venu le voir il y a trois bonnes semaines, il prétendait vouloir écrire un article sur l’hypothermie et s’était bien présenté comme journaliste de faits divers.
Il posa le dossier devant lui.
— Une drôle d’histoire.
— Je t’écoute.
Paul Chénaix s’installa sur son siège à roulettes et éventa les feuilles devant lui.
— Son sujet de l’époque s’appelait Véronique Parmentier, 32 ans, cadre dans une société d’assurances à Aix-les-Bains. Le corps a été sorti des eaux du lac de Paladru, en Isère, à 9 h 12, le 7 février 2001, par une température extérieure de -6 °C. La victime habitait à trente bornes de là, à Cessieu. Ça remonte à dix ans, cette histoire, et pourtant, Luc Martelle s’en souvenait encore très bien avant même que Christophe Gamblin vienne remuer ce vieux dossier. À cause de ce froid atroce et, surtout, de par la nature même de cette affaire… Et pour répondre tout de suite à la question que tu vas me poser : elle n’a jamais été résolue.
— Une affaire, tu dis. Il ne s’agissait donc pas d’un accident ?
— Tu vas vite comprendre. D’abord, sais-tu comment ça se passe pour un cas de noyade ?
— Je n’en ai jamais traité. Explique.
— C’est l’une des morts où le légiste se déplace systématiquement pour les premiers constats afin de s’assurer qu’il s’agit bien d’une noyade. Pour les cadavres frais, on recherche d’abord le champignon de mousse, situé au niveau de la bouche et du nez. C’est le mélange d’air, d’eau et de mucus qui se crée lors de l’ultime réflexe de respiration, inévitable. Il est de manière générale extériorisé, donc visible. Il y a aussi un tas d’autres signes externes qui ne trompent pas : pétéchies dans les yeux, peau en chair de poule, cyanose du visage, langue coupée à cause des crises convulsives. Or, dans le cas de notre victime, on n’a trouvé aucun de ces signes. Mais leur absence ne permettait pas forcément d’écarter la noyade. Seule l’autopsie allait livrer les secrets du corps.
— Et au final ? Elle n’est pas morte par noyade, c’est ça ?
— Non, mais elle est morte immergée dans l’eau.
— J’avoue que…
— Tu as du mal à saisir, c’est normal. Rien n’est clair dans cette histoire.
Il marqua une pause et remit en place correctement le cadre de ses enfants. Il se demandait probablement comment expliquer simplement une affaire compliquée.
— Quand mon confrère a ouvert, il n’y avait aucun signe caractéristique de noyade. Les poumons étaient propres, pas distendus, aucun épanchement péricardique ou pleural. Il fallait encore creuser. Il y a un facteur irréfutable, qui prouve normalement la noyade : la recherche de diatomées. Ce sont des micro-algues unicellulaires que l’on trouve dans tous les milieux aqueux. Lors du dernier réflexe de respiration, le noyé inspire l’eau et donc les diatomées. Ces diatomées, on les retrouve lors de l’autopsie dans les poumons, le foie, les reins, le cerveau et la moelle osseuse. Sur les lieux d’une noyade présumée, un lac, par exemple, on prélève, en théorie, trois échantillons d’eau : l’un à la surface du lac, un autre à mi-profondeur et le dernier au fond. Mais, en général, on se contente de celui de surface — là où flotte le cadavre —, sinon il faut des plongeurs et ça complique tout.
— Cela dans le but de comparer les diatomées des différents échantillons d’eau du lac à celles présentes dans les tissus du cadavre.
— Exactement, il faut comparer. Note que la présence de diatomées dans les tissus humains est possible même en dehors de toute noyade, car certaines d’entre elles sont contenues dans l’air que nous respirons ou les aliments que nous avalons. Donc, pour confirmer une noyade à tel endroit, il faut au moins vingt diatomées communes entre les échantillons d’eau prélevée et les analyses des tissus de la victime.
Il poussa une feuille vers Lucie.
— Le rapport de Martelle stipule qu’il n’y avait aucune diatomée commune. La victime n’était pas morte dans ce lac, et elle n’avait pas été noyée.
— Un corps que l’on a tué ailleurs, et que l’on a déplacé.
— Pas tout à fait. Accroche-toi, il y a encore carrément plus étrange.
Il se lécha l’index et tourna les pages du rapport. Lucie remarqua qu’il en profitait pour regarder sa montre. Il était 22 h 05. Sa femme devait l’attendre, ses enfants devaient être couchés, et Madonna devait chauffer le public.
— Il y avait de l’eau dans les voies intestinales du sujet. On en trouve toujours après un séjour de plusieurs heures en immersion d’un sujet mort. Elle pénètre naturellement par les narines ou la bouche, tombe dans le circuit intestinal et y reste. Là encore, en comparant les diatomées des échantillons du lac avec celles présentes dans l’eau des intestins, devine ?
— Pas de points communs ?
— Les eaux ont dû se mélanger, les diatomées ont dû voyager, donc il y en avait quelques-unes de communes, forcément. Mais pas suffisamment en tout cas. L’eau présente dans le corps de la victime ne venait pas du lac. Mon confrère a alors demandé une analyse poussée de cette eau. Les caractéristiques et les différentes concentrations en éléments chimiques, le chlore et le strontium notamment, ne trompent pas : il s’agissait d’eau de robinet, entrée en la victime après sa mort, et de façon naturelle.
Lucie se lissa les cheveux vers l’arrière d’un geste nerveux. Il était tard, la journée avait déjà été éprouvante, et cet effort cérébral supplémentaire lui coûtait.
— Tu es donc en train de me dire qu’elle n’a pas été noyée, qu’elle a passé un séjour immergée dans de l’eau du robinet, morte, avant qu’on la jette ensuite dans le lac ?
— Exactement.
— C’est hallucinant. Est-ce qu’on connaît la véritable cause de la mort ?
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