Le médecin légiste suivit la procédure de l’autopsie à la lettre, tandis que le photographe bombardait de clichés, qui pourraient être utilisés lors d’une expertise médico-légale, au tribunal par exemple. Ablation du cerveau, coupe du menton au pubis, prélèvement d’humeur vitrée dans les yeux. Dans la première heure, l’ensemble des organes passa sous sa lampe et sur sa balance. Pesée, étude de l’aspect et de la couleur pour les empoisonnements éventuels — rouge framboise pour le monoxyde de carbone, vermillon pour le cyanure… — , recherche de lésions internes. Sous la table en acier inoxydable, les fluides bruns et rougeâtres gagnaient les tuyaux d’évacuation. Par des gestes précis, millimétrés, le légiste analysa le contenu de l’estomac. Il préleva des échantillons, qu’il vida dans deux petits tubes et qu’il étiqueta avec précaution. Il ouvrit la vessie par le dessus. Là aussi, il fit des prélèvements.
— Pleine d’urine. Le froid extrême a dû l’empêcher de se soulager. Tout cela va partir pour la toxico.
Lucie se passa une main sur le visage. Elle ne sentait plus les odeurs — ses cellules olfactives étaient saturées — mais le corps continuait à garder sa consistance. L’homme étalé, en face d’elle, hurlait son calvaire, sa douleur, son impuissance. Lucie pensa aux parents : ils avaient dû apprendre la nouvelle, ils avaient dû s’effondrer. Leur monde ne serait plus jamais le même. Elle imagina leurs visages, leurs réactions. Gamblin était-il leur seul enfant ? Se côtoyaient-ils encore ?
Lucie se sentit transportée dans le temps et l’espace. La salle d’autopsie s’obscurcit soudain. La flic était ailleurs. Elle se rappelait les coups sur la porte de son appartement, la nuit… Les lampes qui éclairaient des pièces noires, loin, très loin de chez elle… Le petit corps carbonisé, dont seuls les pieds étaient restés intacts, parce qu’ils avaient dû être protégés des flammes.
L’éclat du Scialytique lui fit mal aux yeux. Subitement, elle se retourna, poussa la porte battante et courut dans le couloir, titubante. Elle vomit et se laissa glisser contre le mur, la tête entre les mains. Tout tournait.
Chénaix arriva quelques secondes plus tard.
— Tu veux t’allonger un peu ?
Lucie secoua la tête. Ses yeux étaient embués, et elle avait la bouche pâteuse. Elle se redressa avec difficulté.
— Je suis désolée, ça ne m’est jamais arrivé. Je croyais que…
Elle se tut. Chénaix la soutint et la fit marcher dans le couloir.
— Je vais nettoyer ça. Petit malaise vagal, ne t’inquiète pas. Je termine l’examen seul et on dira que tu es restée jusqu’au bout. Tu peux aller dans mon bureau, au premier. Il y a un fauteuil, tu pourras t’y reposer. Je t’apporterai tous les prélèvements à remettre à la toxico.
Lucie refusa :
— Je ne veux pas, il faut que tu me parles du dossier de Grenoble, il faut que…
— Dans une heure, rendez-vous là-haut. Il va falloir que tu aies l’esprit clair pour entendre ce que j’ai à te dire.
Il s’était déjà retourné et s’engageait dans la salle. Sa voix résonnait encore, tandis que la porte se refermait derrière lui.
— Parce que c’est bizarre cette histoire. Très, très bizarre…
Sharko déboula en trombe, essoufflé, dans l’ open space où travaillaient encore Pascal Robillard et Nicolas Bellanger. Les couloirs du 36, du côté de la Crim’, s’étaient vidés. La plupart des collègues des autres équipes étaient retournés chez eux, auprès de leur famille, ou discutaient autour d’un verre dans les bars de la capitale. Lorsque Bellanger l’aperçut, il se leva, ordinateur portable sous le bras, et l’entraîna dans un bureau vide. Après avoir appuyé sur un interrupteur, il ferma la porte et rouvrit son ordinateur.
— Les gendarmes de Pleubian m’ont envoyé des photos de la salle des fêtes par mail. Regarde.
Sharko se figea face à lui. Ses doigts palpèrent le dossier d’une chaise et il dut s’asseoir. Des flocons de neige fondaient encore dans ses cheveux grisonnants et sur les épaulettes de son caban noir.
— Pleubian, tu as dit ? Pleubian, en Bretagne ?
— Pleubian en Bretagne, oui. Tu connais ?
— C’est… C’est la ville où est née ma femme, Suzanne.
Ses yeux fixèrent le sol de longues secondes. Depuis combien d’années n’avait-il plus prononcé le nom de cette minuscule ville des Côtes-d’Armor ? De curieux souvenirs lui revinrent en mémoire, d’un coup. Les odeurs des hortensias, de sucre chaud, de pommes trop mûres. Il vit Suzanne tourner et rire, au son des musiques celtes. Il croyait ces images perdues à tout jamais, mais elles étaient là, tapies au fond de sa tête.
— C’est lui, fit-il dans un souffle.
Bellanger s’assit en face de son subordonné. Comme tous les autres, il connaissait l’horrible passé de Sharko. Sa femme, Suzanne, avait été enlevée par un tueur en série — que Sharko avait abattu de sang-froid — et avait été retrouvée complètement folle, neuf ans plus tôt. Fin 2004, elle avait perdu la vie avec leur petite fille, toutes deux percutées par une voiture dans le virage d’une route nationale. Sharko avait alors sombré au fond du gouffre et n’en était jamais vraiment sorti.
— Qui ça, « lui » ? demanda Bellanger.
— Le meurtrier de Frédéric Hurault.
Le capitaine de police essaya de comprendre où Sharko voulait en venir. Il avait entendu parler de cette affaire Hurault, sur laquelle son collègue avait bossé à l’époque, dans une autre équipe. En 2001, Frédéric Hurault avait été jugé pénalement irresponsable pour le meurtre de ses propres filles, qu’il avait noyées dans une baignoire dans un coup de folie. C’était l’équipe de Sharko qui avait enquêté et procédé à son arrestation. Après un procès chaotique, Hurault avait fini en hôpital psychiatrique. Peu de temps après sa sortie, en 2010, Frédéric Hurault avait été retrouvé assassiné au bois de Vincennes, planté au tournevis dans sa voiture. Lors de l’analyse de la scène de crime, les techniciens de la police scientifique avaient trouvé l’ADN de Sharko sur la victime.
Le commissaire se passa les mains sur le visage et souffla longuement.
— Août 2010 : on retrouve un poil de sourcil m’appartenant sur le cadavre de Hurault. Décembre 2011 : c’est mon sang qui est étalé dans le village de naissance de Suzanne. Un taré connaît mon passé et celui de ma femme. Il utilise mes traces biologiques pour m’impliquer dans son délire et s’adresser à moi.
Nicolas Bellanger tourna son ordinateur vers Sharko et fit défiler des photos : la porte de la salle des fêtes fracturée, le message en lettres de sang, écrit sur le mur blanc à l’aide d’un fin bâton.
— Je ne comprends pas. Comment il aurait fait pour récupérer ton sang ?
Sharko se leva et se dirigea vers la fenêtre, qui donnait sur le boulevard du Palais. Il scruta les trottoirs, la poignée de voitures qui se hasardaient sur la neige toute fraîche. Quelque part, un type le suivait, l’observait, décortiquait sa vie.
Il se tourna brusquement vers son chef.
— Où est Lucie ?
Bellanger serra les mâchoires, l’air ennuyé.
— Je l’ai envoyée à l’autopsie.
Sharko, à présent, allait, venait, incapable de tenir ses nerfs.
— À l’autopsie ? Merde, Nicolas, tu sais que…
— Tout le monde était occupé, il n’y avait personne d’autre. Elle m’a assuré que ça irait.
— Évidemment, qu’elle t’a assuré que ça irait ! Que voulais-tu qu’elle te dise d’autre ?
En colère, Sharko composa le numéro de sa moitié. Personne ne répondit. Inquiet, il claqua son téléphone sur le bureau et revint vers l’écran de l’ordinateur.
Читать дальше