Lucie s’accroupit et sortit les journaux du carton. Il y en avait une quarantaine, qui regroupaient probablement la vie professionnelle de Duprès. Des articles qui lui avaient peut-être demandé de longues semaines d’enquête, sous le couvert d’une identité anonyme.
Lucie parcourut les grands titres. Les dates allaient à rebours, celle du dernier journal remontant au début de l’année 2011. À ce que Lucie put en voir, Valérie Duprès enquêtait plutôt sur des sujets en rapport avec la politique, l’industrie et l’environnement : énergie éolienne, OGM, biogénétique, pollution, industrie pharmaceutique, marées noires… Des thèmes sensibles, qui devaient lui valoir beaucoup d’ennemis dans les hautes sphères.
À tout hasard, le lieutenant de police chercha dans le paquet des éditions qui pourraient avoir un rapport avec celles embarquées par Christophe Gamblin, mais en vain. Ici, le journal le plus ancien remontait à 2006, date d’arrivée de Valérie à La Grande Tribune , se rappela-t-elle. Son attention fut néanmoins attirée par un journal différent des autres, glissé dans le paquet. Il s’agissait du Figaro , dont l’édition datait de quelques semaines : le 17 novembre 2011. Pourquoi avoir caché ce journal concurrent sous son lit ?
Lucie le survola afin de voir s’il ne manquait pas de pages, ou si un article n’avait pas été mis en évidence par Duprès. Elle dénicha un Post-it rose fluo, collé à la deuxième page, sur lequel était inscrit : « 654 gauche, 323 droite, 145 gauche ».
Un détail bien trop intrigant pour laisser ces journaux de côté.
— On va se donner beaucoup de boulot, mais allez, on prend l’ensemble.
Chargés du fruit de leur perquisition — trois cartons débordant de paperasse —, les deux officiers de police judiciaire grimpèrent les cent cinquante marches qui les menaient à leur service, au troisième étage du 36, quai des Orfèvres. Bien avant le début de sa carrière — elle devait avoir dix-neuf ans —, Lucie avait toujours rêvé de fouler ce vieux plancher, de parcourir les coursives étroites, sous les combles, où filtrait une mauvaise lumière. Le 36, quai des Orfèvres, pour n’importe quel policier de France, c’était le mythe, l’endroit où se succédaient les plus grandes affaires criminelles. Lucie y était entrée par piston — celui de Sharko et de l’ancien patron de la Crim’, notamment —, un an et demi plus tôt. Elle, la petite Lilloise d’origine dunkerquoise… Et elle se rendait compte que, quand on bossait au 36 jour après jour, nuit après nuit, on oubliait l’aura du lieu et on ne voyait plus qu’une poignée d’hommes et de femmes courageux, qui s’acharnaient à combattre la gangrène d’une ville devenue bien trop grande pour eux. Rien de mythique là-dedans.
Michaël Chieux était en nage lorsqu’il déposa ses deux cartons dans la grande pièce rectangulaire du groupe Bellanger. Lucie, quant à elle, s’assit sur une chaise et fit tourner son pied droit avec les deux mains, les dents serrées.
Elle se retrouva seule avec le lieutenant Pascal Robillard, plongé dans ses listings et ses factures. L’endroit était vaste et agréable. Bellanger et Sharko — respectivement les numéros 1 et 2 du groupe — avaient droit à une place près de la fenêtre qui donnait sur la Seine et le Pont-Neuf, tandis que Lucie, Robillard et Levallois se situaient plutôt près du couloir. On trouvait de tout dans ce bureau à dominante masculine : des plans de Paris, des posters de motos ou de femmes, des armoires gorgées de dossiers, et même un téléviseur. La plupart des gars passaient davantage de temps ici que chez eux.
Pascal Robillard adressa à Lucie un regard qui en disait long sur son état nerveux.
— Ne me dis pas qu’il y a encore ça à éplucher ?
— J’en ai bien peur. Il y a des demandes de visas, si tu pouvais y jeter un œil en priorité…
Il soupira.
— Tout le monde veut tout en priorité. Je crois qu’un petit kawa bien corsé ne me fera pas de mal. Tu m’accompagnes ?
— Vite fait alors. Dans une demi-heure, c’est l’autopsie.
— C’est toi qui as tiré le pompon ?
— Pas le choix.
L’indispensable cafetière se trouvait un peu plus loin dans le couloir, dans une minuscule pièce mansardée qui faisait office de cuisine. Ce lieu était le point de ralliement des officiers de la Crim’, un endroit de détente où les hommes plaisantaient et se tenaient au courant des dernières affaires. Quant à Lucie, on l’invitait souvent pour la pause café. Discuter avec une femme — mignonne pour ne rien gâcher — donnait de l’entrain aux équipes.
Le musculeux Pascal Robillard mit un peu de monnaie dans une coupelle et s’empara de deux capsules. Il en glissa une dans la machine.
— Au fait, j’ai bien reçu les quatre journaux que la victime du congélo avait embarqués. Je n’ai pas encore eu le temps de fouiner en profondeur, mais j’ai découvert un truc qui devrait t’intéresser.
Robillard n’était pas un homme de terrain. Marié, trois enfants, il préférait le calme et la sécurité des bureaux, où il pouvait creuser l’intimité des victimes, dépecer leur vie privée et faire sa gym. On le surnommait sans grande originalité le « Limier ».
— Comme tous ces journaux d’archives concernaient les régions Rhône-Alpes et PACA, j’ai eu l’idée de parcourir les factures téléphoniques de Christophe Gamblin, à la recherche de l’indicatif 04. Je me suis dit : « On ne sait jamais. » Et devine…
Lucie prit sa tasse de café, qu’elle but noir, sans sucre ni lait. La nuit risquait d’être longue et difficile, il lui fallait de la caféine pure dans le sang. Elle grignota aussi quelques biscuits au chocolat, après avoir laissé à son tour de la monnaie dans la coupelle.
— Annonce.
— J’ai bien un 04 dans la facture de novembre. Notre victime congelée a appelé une seule fois là-bas, le 21 novembre, plus précisément.
— Quelle ville ?
— Grenoble. J’ai composé le numéro, et je suis tombé sur l’institut médico-légal. Après plusieurs intermédiaires, j’ai été mis en relation avec un certain Luc Martelle, l’un des médecins légistes grenoblois. Il se souvient bien de notre victime. Gamblin était venu lui rendre visite pour lui poser des questions sur un dossier particulier : un cas de noyade dans un lac de montagne.
Lucie rinça sa tasse de café déjà vide dans l’évier et l’essuya. Elle considéra encore sa montre. Le temps pressait.
— Donne-moi le numéro de ce légiste.
Robillard termina sa boisson et sortit un bâton de réglisse déjà mâchouillé.
— Ne te bile pas. J’ai mis notre légiste à nous sur la piste. Le médecin de Grenoble a dû tout lui expliquer dans les moindres détails et lui faxer le rapport d’autopsie de la noyée. Tu devrais faire d’une pierre deux coups à la Rapée, ce soir.
— Deux cadavres pour le prix d’un. Génial.
— J’ai mieux, encore. L’affaire de la noyée remonte à février 2001.
Lucie tilta.
— La date de l’un des journaux des archives.
— Exactement. Alors, j’ai cherché. Le cas de noyade y est rapporté, dans la partie des faits divers.
— T’es un génie. Les copies de ces journaux, tu…
— J’ai tout imprimé en plusieurs exemplaires, sur mon bureau. Ça m’arrangerait si tu jetais un œil aux trois autres journaux, histoire de trouver le point commun, parce que là, j’ai la tête sous l’eau.
— Très bien. Au fait, ce mot que la victime avait gravé dans la glace, Aconla ou Agonia ?…
Il haussa les épaules.
— Rien. Pour Agonia , j’ai appelé l’agence marketing du même nom. Ils n’ont jamais entendu parler de Christophe Gamblin. De son côté, ses factures racontent qu’il ne les a pas contactés. Si quelqu’un de chez nous en a le courage, il pourra lire le livre et voir le film, mais franchement je doute qu’il y ait un rapport. Ce qui est certain, c’est que ça a l’air gratiné, cette affaire. À dix jours de Noël, c’est pas bon signe pour les vacances en famille.
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