Ses propres mots lui donnèrent la chair de poule. Il lâcha la photo d’un coup, comme s’il en émanait une aura maléfique. Il la rangea dans le dossier et ferma le rabat, mal à l’aise.
— J’ai tout dit. C’est votre tour, à présent.
Kruzcek ouvrit une pochette qui parut bien maigre à Sharko. Il poussa une photo de qualité médiocre au milieu de la table. On y voyait une famille qui posait devant une vieille façade jaunâtre.
— Ce sont les Jozwiak. Il y a Dimitri, Tomasz et Stefan, les trois enfants, âgés de 5, 7 et 10 ans. Elle, c’est Tekla et lui, c’est Fryderyk. Une famille qui a toujours vécu à Byszkowo, comme leurs parents et grands-parents. Ils vendaient des produits issus de leur champ — surtout des pommes de terre — et de leur élevage de volailles… De petits producteurs sans le sou qui peinaient à survivre, comme il y en a tant dans cette région-là.
Il mit en avant des clichés de la scène de crime.
— Le 10 octobre, un habitant du village les a découverts dans leur domicile, disposés de cette façon, alignés les uns à côté des autres, les parents aux extrémités, les enfants au centre. Une vraie famille réunie dans la mort. Les Jozwiak étaient très croyants, or sur les murs, toutes les croix chrétiennes étaient retournées. Vous savez déjà ce que cela signifie, je suppose ?
Sharko acquiesça. Le Polonais manipulait son alliance sans s’en rendre compte.
— Nous avons envoyé les corps à Poznań pour les autopsier. D’après les examens médico-légaux, ils étaient décédés depuis trois ou quatre jours. On pense que le tueur s’en est pris d’abord aux parents en leur perforant la poitrine avec un long instrument tranchant et courbé. Ensuite aux enfants.
— Pourquoi croyez-vous qu’il a agi dans cet ordre-là ?
— Les parents dormaient en bas, là où ont été retrouvés tous les corps. Les enfants étaient à l’étage. Il y avait du sang dans l’escalier, que l’on a analysé. Du sang des parents qui a probablement coulé de son arme tranchante quand il est monté, et du sang des enfants quand il est descendu avec leurs cadavres dans les bras. C’est le seul schéma possible.
Il désigna les corps meurtris, les larges plaies rougeâtres.
— D’après le légiste, toutes les lacérations sont post-mortem. D’abord la mort brutale, puis je pense qu’il a disposé les corps les uns à côté des autres, avant de s’acharner. La mère, le père, les enfants, frappés au corps, au visage, comme le fait un tigre qui fond sur sa proie.
— Traces de viol ?
— Non, il n’y a pas eu d’acte sexuel. Or, c’est toujours ce à quoi on s’attend quand on a affaire à ce genre de massacre, ça concerne plus de 80 % des cas. La thèse de la vengeance non plus ne tient pas la route : pourquoi s’en prendre à toute la famille ? Pourquoi cette cruauté ? C’est gens-là étaient sans histoires, ils n’avaient jamais quitté leur village, ne possédaient qu’un vieux véhicule… Il y avait la piste religieuse à cause des croix retournées, mais là aussi, l’impasse. Les Jozwiak étaient de bons catholiques et allaient à l’église de la ville voisine, comme la plupart des habitants du village. Il n’a jamais été question de diable ni de satanisme à Byszkowo.
Il soupira, prit sa bière, but une gorgée.
— On a passé au crible la scène de crime, on n’a rien trouvé. Pas d’empreintes, pas de traces qui auraient pu nous mettre sur une piste. Juste ces croix retournées et ce signe des trois cercles, gravé dans le bois d’une poutre. On a cherché sa signification, vous venez de nous éclairer et je vous en remercie… Le tueur a utilisé une chaise pour atteindre la bonne hauteur. Aucune forme de panique. Un être méticuleux, précis, qui pourtant succombe à une colère folle au moment de tuer.
Sharko scruta les photos des cadavres. Celles de la maison, de la scène de crime dans son ensemble.
— Et personne n’a rien vu ? Rien entendu ? S’il y avait eu un étranger dans le village, on l’aurait remarqué ?
— Les Jozwiak vivent en périphérie du village. Et puis, les gens sont habitués à ce que des étrangers circulent. Des camions traversent le village en permanence. Il y a une énorme entreprise internationale à deux kilomètres seulement.
Kruzcek avala une rondelle de metka et but une gorgée de bière. Sharko grignota à son tour.
— Quoi d’autre ?
— Un détail… Un petit détail qui a ouvert une brèche mais sans que je sois capable de l’expliquer. Et vous êtes là… Je crois que vous allez pouvoir m’aider.
— Je vous écoute.
— Il s’est passé quelque chose de troublant durant les examens médico-légaux et toxicologiques. Dans les estomacs des cinq victimes, on a retrouvé de la pénicilline, des sirops et des antihistaminiques, bref, des médicaments pour lutter contre les maladies respiratoires, de type pharyngites ou grippes compliquées.
Sharko était aux abois. Le mot « grippe » venait de déclencher des alarmes dans son esprit. Kruzcek dut le remarquer, il fixa son homologue plus intensément.
— Je suis retourné chez eux, j’ai fouillé les poubelles, les tiroirs, je n’ai retrouvé aucun emballage de médicament, aucune bouteille de sirop, pas d’armoire à pharmacie. Rien. J’ai interrogé le médecin de la ville voisine qui passait chaque semaine dans ces villages, Slawomir Adamczak. Il avait bien prescrit des médicaments à l’ensemble des membres de la famille. J’ai récupéré une copie de l’ordonnance, elle a été établie le 2 octobre. Le tueur a donc fait disparaître ces médicaments. Pourquoi ?
Sharko réfléchissait à toute vitesse. Quelque chose commençait à se dessiner dans sa tête.
— Qu’a donné l’analyse microbiologique ? S’agissait-il bien d’une grippe ?
— Impossible de le savoir : les microbes étaient déjà morts depuis longtemps, les corps commençaient à se dégrader. Mais en embarquant ces médicaments, le tueur a sans doute voulu effacer les traces de la maladie. Et vous qui me dites qu’il est venu dans ce village, qu’il a fait plus de mille kilomètres depuis la France pour une raison bien précise…
Sharko ne tenait plus en place. Et si le tueur avait tué ces gens parce qu’ils avaient attrapé la grippe des oiseaux ? Mais pour quelle raison ? Et comment aurait-il pu être au courant ?
Le flic polonais l’interrompit dans sa réflexion.
— Il y avait forcément une piste avec ces médicaments, la seule que j’avais, d’ailleurs. Alors, j’ai creusé le sujet, en long, en large. Ça n’a pas donné grand-chose, mais j’ai découvert une bien sinistre vérité autour de ces villages.
Sharko se pencha vers son interlocuteur.
— Laquelle ?
— La plupart des habitants sont très souvent malades, surtout les plus jeunes. Ils souffrent de maladies gastro-intestinales, de pneumonies, de maladies respiratoires atypiques, de rhino, de sinusites, de grippes… C’est sans cesse, d’après le médecin, et tout le monde y passe, comme si ces gens vivaient dans un véritable réservoir à microbes.
Le flic français était aux abois.
— Pourquoi ? D’où viennent ces maladies ?
Le Polonais plissa les yeux.
— Ça a l’air de vous intéresser au plus haut point, cette histoire de maladies, je me trompe ? Bien davantage que les meurtres…
Sharko resta impassible, mais son homologue le scrutait au fond des yeux.
— … Vous m’appelez depuis la France il y a deux jours, vous me parlez de Byszkowo, trois cents habitants, alors que chez vous apparaît une grave épidémie de grippe inconnue dont tous les médias parlent. Je vous ai senti très sincère dans vos explications, mais je pense que vous ne m’avez pas tout dit, lieutenant Sharko. Que vous en savez beaucoup plus que vous ne le laissez entendre. Votre virus aurait-il un rapport avec ce qui s’est passé à Byszkowo ?
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