— Comment s’est passée ta journée, Phong ?
Son mari leva un regard neutre vers elle. Observa avec dépit ses vêtements trempés, noirs de boue et de saleté, puis bougea sa chaise pour lui tourner le dos. Il replongea son nez dans son plat de pâtes sans lui adresser la parole et augmenta le son de la radio. Amandine tapa du poing sur la vitre, y laissant une trace sombre et humide.
— Phong, je t’en prie. Parle-moi.
Aucune réaction. Amandine était triste, elle le comprenait et savait que c’était elle qui avait un problème. Mais que pouvait-elle faire à présent ? Quelle était la solution ? Y en avait-il seulement une ?
Des rats dans un labyrinthe…
Elle alla prendre une douche, son téléphone toujours allumé. D’après la carte affichée sur l’écran, Crémieux n’avait pas bougé. Il ne se déplacerait a priori plus ce jour-là.
Longue séance de décrassage. Une fois sèche et propre, Amandine se passa une pince à épiler désinfectée sous les ongles. Quand elle alla dans sa chambre pour prendre son kimono, elle se rendit compte que Phong avait déployé un drap blanc le long de la vitre qui séparait les deux lits.
Ce fut insupportable. Amandine n’en pouvait déjà plus de cette guerre intestine, de voir leur couple se déchirer. Elle réfléchit, la tête entre les mains, puis se leva. Dans un soupir, elle déverrouilla toutes les issues qui emprisonnaient Phong, son mari, l’être qu’elle aimait le plus au monde. Elle rebrancha l’accès Internet et posa le téléphone portable sur la table du salon de Phong. Elle lui rendait sa liberté. Puis ce fut elle qui s’enferma dans sa propre chambre, roulée en boule sous les draps. Elle tremblait comme un animal blessé.
Elle sentit de la chaleur dans son dos bien plus tard, alors qu’elle avait commencé à s’endormir. Phong se serra contre elle, passant ses mains autour de son corps. Amandine ouvrit les yeux sans bouger, ses mains se refermèrent sur celles de son mari.
— Tu m’en veux ?
— Est-ce que je peux t’en vouloir de m’aimer ?
Il soupira, elle sentit le souffle chaud sur sa nuque. Elle songea au fait que ni elle ni lui ne portaient de masque, qu’elle était allée dehors, sous la pluie, qu’elle avait peut-être attrapé froid, ramené un microbe. Mais ce soir-là elle en avait marre des « peut-être », alors elle ne dit rien.
— Je suis juste fatigué, Amandine. Je ne veux pas que tu te détruises la santé pour moi. Je ne veux plus être un poids pour toi.
Il la fit basculer sur le côté, elle ne résista pas. Il la regarda droit dans les yeux. Sans masque. Leurs lèvres très proches. Depuis combien de temps cela n’était-il pas arrivé ?
— Laisse-moi juste te regarder comme un homme doit regarder sa femme.
Il la caressa, ses yeux détaillaient son visage, comme s’ils le découvraient.
Amandine luttait intérieurement pour ne pas le repousser. Elle ne pouvait pas. Pas ce soir.
Alors, pour la première fois depuis bien longtemps, ils s’embrassèrent.
Franck Sharko se réveilla en sursaut lorsque le train d’atterrissage de l’Airbus entra en contact avec le tarmac de l’aéroport Ławica de Poznań.
Il émergea avec difficulté, se remémorant le déroulement des dernières heures : les contrôles de sécurité sanitaire à l’aéroport Charles-de-Gaulle… Les fiches d’information qu’on distribuait au sujet de la grippe, les questions qu’on lui avait posées, puis les papiers qu’il avait eu à remplir dans l’avion avant l’atterrissage en Allemagne. « Avez-vous été en contact avec des personnes présentant des symptômes grippaux, ces derniers jours ? » lui avait-on entre autres demandé. Pour éviter de rester cloué sur le sol français, Sharko avait menti sur toute la ligne.
Ensuite, il y avait eu l’attente à Francfort, dans la salle d’embarquement, avec l’impression d’errer entre deux mondes… Puis sa montée dans un autre avion une heure plus tard, avant de succomber à un lourd sommeil.
Après l’arrêt complet de l’appareil, il récupéra sa petite valise à roulettes dans le coffre situé au-dessus de son siège. Il ralluma, comme tous les passagers, son téléphone portable avant l’autorisation, s’empressa d’envoyer un message à Bertrand Casu pour lui indiquer qu’il était arrivé, et obtint une réponse avant même d’avoir quitté l’appareil : son collègue avait pris ses quartiers dans son appartement, la mère de Lucie avait préparé des ailes de raie au beurre, tout allait pour le mieux. Sharko se sentit rassuré. Casu était un chic type.
Il passa les contrôles et récupéra des zlotys au distributeur de billets. Lucjan Kruzcek l’attendait au point de rencontre, vêtu en civil, muni d’une ardoise marquée « Frank Sharko » (sans le « c ») entre les mains. Un type costaud aux courts cheveux blonds, aux yeux d’un bleu glacial, enfoncé dans un trois-quarts en cuir boutonné jusqu’au cou. Au premier abord, il dégageait une froideur d’agent du KGB. Sharko estima qu’il devait avoir à peu près son âge.
Les deux hommes se saluèrent avec respect, puis se jaugèrent quelques instants. Ils faisaient la même taille.
— Votre vol s’est bien passé ?
C’était parce que l’anglais de Kruzcek était approximatif que Sharko le comprit aisément.
— Parfait.
— Il est tard. Je vous propose de vous emmener à votre hôtel, et nous trouverons un endroit calme pour discuter de nos dossiers respectifs. Le nom de l’hôtel ?
Sharko sortit de sa poche un papier que lui avait remis le bureau des missions.
— Hôtel Włoski, Dolna Wilda 8.
— Proche des gares et de la vieille ville… À une dizaine de kilomètres d’ici, à peine. Nous y serons dans une vingtaine de minutes. Votre retour est prévu pour quand ?
— Demain après-midi.
— C’est du rapide.
L’air du dehors était sec et cinglant. Sharko réajusta le col de son blouson. La nuit était totale, le ciel sans nuages était parsemé de timides étoiles. Après avoir récupéré la voiture sur le parking, ils prirent la route. Il s’agissait là sans aucun doute du véhicule personnel de Kruzcek : à l’arrière, il y avait deux sièges bébé et quelques emballages de bonbons.
— Vous avez deux enfants ?
— Tobiasz, 4 ans, et Ilona, 2 ans. Ils sont adorables. Et vous ?
— Jules et Adrien, ils ont 16 mois. Des jumeaux.
— Ah, jumeaux. Ma mère avait une jumelle.
Il parlait d’elle au passé. Sharko regarda son profil. Son nez un peu épaté, les deux petites cicatrices au niveau de l’arcade, une gueule carrée de pitbull. Et ses grosses mains sur le volant, des mains usées qui racontaient ses années de Criminelle. Il fixait la route sans rien dire, la bouche droite. Un taiseux, comme Sharko. Le flic français savait reconnaître les policiers qui avaient morflé dans leur carrière, il se dégageait quelque chose de leurs silences et de leurs gestes mesurés. De l’autre côté de la frontière, Kruzcek avait peut-être traversé les mêmes galères, les mêmes souffrances que lui.
Franck laissa son regard errer sur les lumières de la ville qu’ils atteignaient déjà. Dans les larges avenues, les tramways aux couleurs criardes circulaient encore. Sharko avait imaginé une ville froide et austère, aux bâtiments à angles droits, mais nombre d’entre eux étaient en courbes, en arabesques. Les rues étaient bondées de jeunes qui s’engouffraient dans les bars et les restaurants. Les bâtiments aux façades baroques ou classiques étaient éclairés par des jeux de lumière qui produisaient une atmosphère fantomatique et donnaient l’envie de s’y perdre. Sharko pensa à certaines villes du Nord, comme Lille ou Douai. Les gens, ici, devaient dégager la même chaleur.
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