La chambre de l’hôtel n’avait rien d’extraordinaire, mais Sharko s’en fichait. Il avait demandé un quart d’heure à Kruzcek pour se rafraîchir. Tout en enfilant une tenue plus décontractée, il appela Marie et prit des nouvelles de sa famille. Lucie commençait à retrouver un peu l’appétit, les enfants étaient couchés et ils l’avaient réclamé…
Quand il raccrocha, le cœur serré, il eut une pensée pour Nicolas. Son ami devait être en compagnie de son père. Franck songea aussi aux parents de Camille. À leur souffrance. Fort probable qu’ils ne pourraient pas encore récupérer le corps pour l’inhumer à cause de l’obstacle médico-légal. L’attente ne ferait que prolonger leur douleur et rendrait le deuil impossible.
Tout cela était tellement inhumain.
À cause d’eux…
Sharko soupira devant le miroir, regarda son poing abîmé et préféra ne pas s’attarder entre ces quatre murs. Pochette de documents à la main, il retrouva son homologue dans un coin tranquille du lounge de l’hôtel.
Kruzcek avait commandé deux Żywiec, des bières polonaises, ainsi que des encas à grignoter : chips, olives, charcuterie… Il laissa Sharko s’installer et attaqua dans le vif.
— Vous commencez ? Toute l’histoire, d’accord ? Il faut tout mettre à plat, ne rien se cacher si on veut avancer, vous et moi.
— Très bien.
Sharko se mit à raconter, tendant au fur et à mesure des photos au Polonais. Il commença par le début : la mort d’un pauvre homme et de son chien qui avaient surpris le meurtrier en train de se débarrasser de plusieurs corps dans un étang… Ces mêmes corps appartenaient à des SDF, enlevés et emmenés dans les égouts par un homme déguisé… Il parla de la découverte des quatre chaînes colorées, de la petite niche avec les bougies, des photos accrochées, des croix inversées, de la présence du symbole des trois cercles en haut d’un tronc découvert après coup sur la première scène de crime.
Il hésita de longues secondes, puis ajouta :
— Hier, la compagne de mon capitaine de police, une amie, a été assassinée par ce ou ces mêmes individus. Ils l’ont enlevée à son domicile… Puis ils…
Sharko serra ses mains autour de sa bière. Kruzcek remarqua les croûtes encore fraîches à la jointure de ses doigts et les difficultés que son homologue rencontrait pour parler.
— … l’ont crucifiée dans une carrière souterraine. Ils lui ont ouvert la poitrine, puis ils ont pris son cœur. Elle s’appelait Camille.
Kruzcek reposa sa boisson, l’air grave, et consulta les clichés tous plus horribles les uns que les autres : Sharko les avait embarqués avant son voyage.
— Pourquoi s’en sont-ils pris à elle ?
— C’est une longue histoire.
— On a le temps.
— L’année dernière, nous avons enquêté sur…
Et Sharko se replongea dans son enquête précédente. Il raconta la première fois où ils avaient été confrontés au symbole des trois cercles, puis à ces êtres malfaisants qui avaient mis en place une sinistre organisation à grande échelle.
— … On a réussi à démanteler le réseau. On croyait que tout était terminé, mais il en restait un : la tête pensante. On l’appelle l’Homme en noir, parce qu’on pense qu’il est vêtu de noir de la tête aux pieds. C’est lui qui se met de nouveau en action aujourd’hui, après un an de veille.
Sharko ne parla pas de l’acte terroriste autour du virus.
— L’Homme en noir ? Qui est-il ?
Franck montra la photo floue devant l’hôpital espagnol.
— C’est la seule que nous ayons. Elle date du début des années quatre-vingt, elle nous a été fournie par un journaliste. Il nous est impossible de définir son âge, mais à supposer qu’il n’ait qu’une vingtaine d’années sur la photo, ce qui est un minimum, il en a au moins 50 aujourd’hui.
Kruzcek fixa le cliché avec attention. Il n’y avait rien à voir, hormis des formes imprécises.
— Cet hôpital de Madrid a été au cœur d’un trafic ignoble à grande échelle dans les années quatre-vingt, et l’Homme en noir était là. Comme il était aussi en France, et en Argentine, quand nous avons…
Et le Français expliqua de nouveau toutes leurs aventures de l’année précédente, laissant Kruzcek sans voix.
— … L’Homme en noir semble toujours à l’origine des horreurs. En tout cas, il était présent, d’une façon ou d’une autre, chaque fois qu’un drame d’envergure visant à corrompre et détruire a eu lieu. Le symbole des trois cercles représente, dans La Divine Comédie de Dante, les trois derniers cercles de l’enfer. De cercle en cercle, on s’éloigne de Dieu, du monde de la lumière. On se rapproche du démon, de tout ce qui est interdit…
Sharko parlait tout bas. Ils étaient isolés, mais il fallait rester prudent.
— … Dans les derniers cercles, ceux les plus profonds, se trouvent les individus qui ont commis les plus lourds péchés. On a découvert que, dans le troisième cercle représenté par ce symbole, il y a les tueurs, les psychopathes meurtriers, des types de la trempe de cet homme déguisé en oiseau. Dans le suivant, des gens capables d’organiser le crime, des têtes pensantes qui utilisent des monstres du troisième cercle. Ceux du deuxième sont à un niveau d’intelligence supérieur, leur objectif est de mettre en place des actes criminels d’envergure. Et dans l’ultime cercle, l’Homme en noir. Le chef d’orchestre. Le démon en personne.
— Et vous savez ce que cet Homme en noir recherche aujourd’hui ? Vous savez quelle espèce d’acte criminel à grande échelle il cherche à organiser, cette fois-ci ?
— Pas encore, malheureusement.
Le Polonais le scruta d’un regard glaçant, comme s’il avait senti que Sharko ne lui disait pas toute la vérité. Aussi, le policier français crut bon de se justifier :
— Nous savons seulement qu’il est derrière ces meurtres et que celui qui se déguise en oiseau est à sa solde, c’est son exécutant. Nous savons aussi que cet individu caché derrière son costume est venu chez vous, en Pologne, pour une raison bien précise. Une motivation que nous devons comprendre pour avancer.
— Vous me décrivez cet Homme en noir comme une véritable figure du Mal. On dirait que… vous croyez en cette histoire d’enfer, des trois cercles.
Sharko lui tendit d’autres clichés de bonne qualité, où l’on voyait la clinique espagnole et son médecin chef, sans l’Homme en noir cette fois.
— Le journaliste qui a trouvé ces photos aujourd’hui entre vos mains avait aussi récupéré les négatifs… Sur toute la série, seul celui où l’Homme en noir apparaît est flou.
Kruzcek plissa les yeux.
— Un défaut de pellicule ? Un problème avec l’appareil photo à ce moment-là ? Un mauvais réglage ?
— Possible, mais avouez que c’est très étrange. Parmi tous les témoignages que nous avons pu obtenir, personne ne se souvient précisément de cet homme ni ne l’a jamais vu. Ceux qui l’ont approché ou qui le connaissaient sont morts. Nous avons cherché, sans jamais obtenir de trace.
Sharko récupéra la photo floue. La fixa intensément.
— Mais l’Homme en noir existe, cette photo en est la preuve. Son nom sort de la bouche de types qui n’ont aucun rapport entre eux, dans différents pays, et ce depuis des années. Des types impliqués dans la corruption, les assassinats, les enlèvements. Pour en revenir à notre affaire, il communique avec ses exécutants par l’intermédiaire du Web souterrain, le Darknet. Vous connaissez ?
Le Polonais acquiesça.
— Il erre dans les profondeurs, poursuivit Sharko, dans tout ce qu’il y a de plus malsain. Vous parlez d’une figure du Mal. Mais, après plus de vingt ans de Criminelle, je peux vous dire qu’il est le Mal. Pas un diable avec des cornes et des sabots, mais un individu bien réel qui cherche à détruire et à corrompre. À tuer le plus possible en utilisant les failles de notre société.
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