Les hommes se regardèrent, puis Sharko fixa le schéma sur le tableau blanc et fit un rapide calcul dans sa tête. Le résultat était effroyable.
— Autrement dit, si on admet que les puces ont été contaminées jeudi, le meilleur moment pour optimiser la dispersion de la peste, c’est d’agir…
— … dès ce soir. Le moment où elles seront contagieuses, avec la plus longue espérance de vie.
Nicolas ne tenait plus en place. Il se précipita vers son bureau, tira son blouson, revint vers son divisionnaire et désigna un nom sur le tableau blanc.
— Plus de 95 % de chances que l’homme déguisé en oiseau et détenteur des puces, ce soit lui : Christophe Muriez. On n’a plus une seconde à perdre.
— Très bien, je m’occupe de la paperasse avec le juge et vous colle une équipe de la BAC d’ici une heure, répliqua Lamordier. C’est tout ce que j’ai sous la main dans l’immédiat. Vous l’avez logé ?
— On a sa dernière adresse connue. En espérant qu’il y vive encore. On sait aussi que Muriez possède un véhicule, un pick-up Ford de 1990. On a l’immat.
Le divisionnaire décrocha la photo de Muriez et la fixa avec attention. Alexandre Jacob regardait le schéma, avec ses cases et ses flèches.
— OK. On va diffuser son portrait au plus vite, on fait remonter les infos tout de suite au ministère, dit Lamordier. D’ici quelques heures, tous les flics de France, jusqu’aux agents de circulation, rechercheront cette immatriculation si vous n’avez pas mis la main sur Muriez avant. On va les coincer, lui et Savage. Où qu’ils soient.
Il s’adressa à son capitaine :
— Il n’y a rien de pire qu’une bête traquée et acculée. Restez sur vos gardes, et attrapez-moi cette ordure.
L’opération se faisait dans l’urgence.
Lamordier avait pu assembler une équipe de cinq hommes de la BAC. Avec Nicolas, Bertrand et Franck, ils étaient huit au total. Jacques Levallois, lui, était resté au bureau pour avancer sur les autres aspects de l’enquête.
Pas de planification, d’observation ni d’étude de terrain. Juste des individus armés de fusils à pompe ou de Sig Sauer — sauf Nicolas —, protégés par des gilets pare-balles qui, en ce tout début d’après-midi, s’approchaient d’une gigantesque casse automobile. Une montagne de taule broyée piégée entre des usines et une autoroute, à la périphérie de Massy, en banlieue parisienne. L’endroit était sinistre, gris, déprimant. Des gens de l’Institut Pasteur avaient accompagné les véhicules de la police. Ils attendaient en retrait, à l’abri dans leur voiture, prêt à intervenir si nécessaire.
Il pleuvinait, une sorte de crachin qui glaçait les visages. Le ciel alternait entre éclaircies et plaques sombres qui ternissaient les couleurs, effaçaient les contrastes et lissaient les reliefs. Le groupe compact de policiers longea un haut grillage, puis de grands panneaux de tôles verdâtres qui faisaient office de mur, avant d’arriver devant une barrière fermée par un cadenas. Les flics le firent sauter en une poignée de secondes, analysèrent les lieux et se divisèrent en deux.
Franck et Nicolas suivirent les deux collègues de la BAC qui couraient vers le vieux mobil-home situé sur la droite, à proximité d’un grand hangar au toit en plaques ondulées. Un chien s’était mis à aboyer. Un bruit sourd, massif, hargneux, résonnait quelque part. Les hommes redoublèrent de prudence. Des voitures démantibulées reposaient sur des ponts ou au-dessus de fosses pleines d’huile. Un bloc moteur était suspendu par des chaînes à un mètre du sol, des courroies pendaient le long de barres transversales comme autant de collets.
Les bottes en Gore-Tex plongeaient dans les flaques noires, provoquant des gerbes d’eau et de boue. Soudain, la porte du mobil-home s’ouvrit et libéra un beauceron avant de se refermer. Gueule carrée, crocs puissants, une force brute qui s’élança dans leur direction.
L’homme de tête braqua son fusil à pompe vers l’animal et ouvrit le feu. Le molosse fut propulsé trois mètres en arrière dans un hurlement. Dès lors, les policiers se précipitèrent vers l’habitation en criant et en se motivant les uns les autres, alors qu’au loin l’autre groupe de flics, alerté, fit demi-tour. Un policier se plaqua contre la tôle, un autre défonça la porte en un coup de bélier. Nicolas, plus en retrait, repéra une ombre qui avait profité de la distraction avec le chien pour jaillir depuis l’arrière du mobil-home et se ruer au cœur de la casse.
— Là-bas !
Les deux flics réagirent au quart de tour et foncèrent dans la direction indiquée, les armes braquées.
— Bouge pas !
Mais le fuyard disparut entre deux montagnes de tôle broyée. Nicolas et Sharko firent demi-tour pour prendre l’allée par la gauche, à l’opposé des collègues qui se dirigeaient vers la droite. Les chemins de terre rouge s’étaient transformés en un enfer de boue avec les pluies des derniers jours. Sharko faillit perdre une chaussure. Des morceaux de métal, de verre, des pans de pare-brise en miettes encombraient le passage. L’ombre apparut entre deux replis de tôle et se faufila dans une autre allée. Nicolas se rua à ses trousses, rageant de ne pas avoir d’arme, Sharko coupa transversalement. Il vit deux des flics à l’autre bout et leur fit un signe de la main.
Le type qui avait lâché le chien apparut au milieu d’une autre allée, s’extirpant d’une carcasse. Un gros bonhomme en marcel, barbe épaisse, chaussures militaires. À bout de souffle. Il voulut faire volte-face mais les collègues arrivaient par le fond. Pris en tenaille, l’individu leva les bras.
— J’ai rien fait.
Avant que Nicolas arrive, les collègues de la BAC le plaquèrent au sol sans ménagement. Après le menottage, ils le relevèrent d’un coup sec par la peau du dos. Bellanger accourut, vite rejoint par Sharko.
— C’est pas lui.
Bellanger avança son visage à dix centimètres du fuyard.
— Où est ton neveu ?
Le gros hocha le menton vers le coin le plus reculé de l’immense casse, à l’autre extrémité.
— Il crèche là-bas.
Nicolas et Franck ne perdirent pas une seconde, ils reprirent leur course, passèrent entre les voitures pour se retrouver dans une allée étroite. Un bus couché sur le flanc, broyé à l’avant, avait été désossé, jusqu’aux câbles électriques qui couraient dans les gaines du plafond. Comme dans un labyrinthe, ils apercevaient de temps en temps la tête des équipiers, se guidaient par signes, par courtes phrases. Sharko haletait, l’arme serrée dans le poing, enjambant les flaques, vérifiant d’un rapide coup d’œil chaque recoin, chaque trouée dans cet environnement sordide. Le coup de feu avait dû alerter Muriez.
Des parois de carcasses empilées s’élevaient, comme une barrière infranchissable. Une vraie muraille de Chine version métal compressé, percée d’une ouverture : un espace de la taille d’une entrée de maison, barricadé par une portière de bus. Les flics peinèrent à se frayer un passage, y allèrent à coups de bélier pour défoncer les chaînes cadenassées qui bloquaient l’issue, et s’y engouffrèrent. Le long mobil-home apparut au centre du cercle protecteur de véhicules entassés. Muriez s’était créé un cocon dans l’intimité de toute cette ferraille, un espace clos inaccessible où il devait se sentir bien. Rassuré.
L’habitation semblait encore plus crasseuse que celle de l’oncle. Le bas de caisse était au ras de la boue, les roues aux trois quarts enfoncées dans le sol. Les vitres étaient opaques, couvertes de la poussière rouge et grasse du dehors.
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